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Art d’autoroute : du déplacement au voyage

10 ans d’investigations de Julien Lelièvre : des milliers de kilomètres parcourus, 71 oeuvres photographiées

© Art d’autoroute, Julien Lelièvre — Building Books

Art d’autoroute – édition parue chez Building Books en 2019 – est le résultat d’une enquête initiée en 2009 à l’issue d’une allocation de recherche attribuée par le CNAP (Centre national des Arts plastiques) au photographe Julien Lelièvre sur la thématique de “l’art autoroutier”. Après 10 ans d’investigations, de cartographies, de prises de contacts et des milliers de kilomètres parcourus : 71 œuvres sont identifiées, localisées, photographiées. Bien loin d’être un simple inventaire photographique des oeuvres implantées aux abords autoroutiers, le livre interroge l’autoroute en tant qu’espace sensible, du déplacement au voyage. Tout au long de la lecture, les oeuvres d’art se confondent aux ouvrages d’art pour une narration empreinte de découverte et de sensibilité.

Le projet s’enrichit progressivement grâce à l’apport de contributeurs sollicités au fur et à mesure par l’auteur : les textes de Camille Bardin, critique d’art, de Joëlle Zask ainsi que la préface d’Éric Tabuchi, photographe, apportent le recul nécessaire pour objectiver le sujet et questionner ces œuvres dont l’ouvrage est le premier à en dresser une vision d’ensemble. Un entretien avec le photographe réalisé par la journaliste Émilie Laystary vient clore l’ouvrage. Un corpus sensible fait de contextes et de hasard, initiant une nouvelle géographie imaginaire, point kilométrique par point kilométrique.

Éric Sléziak, Woinic (2008) © Art d’autoroute, Julien Lelièvre — Building Books

Du déplacement au voyage, par Joëlle Zask

Un art autoroutier existe-t-il ? Et si oui, en quoi est-il spécifique ? Le projet de Julien Lelièvre recense 71 sculptures. D’après un article du Monde d’août 2018, il en existe 83 dont les trois quarts ont été conçues et installées dans les années 1980 et 1990. Comme en toute recension (celle de statues de rond point, d’art animalier, de natures mortes, de fresques murales), il y a du bon et du mauvais. La question est ailleurs : l’autoroute, dont peu d’entre nous ne sont pas familiers, est-elle une condition possible d’existence de l’art ? Cet équipement dont l’usage est quasi obligatoire pour les voyageurs des routes peut-il devenir le site d’une expérience esthétique ? Et si oui, à quelles conditions ?

Impossible de ne pas voir, de regarder ailleurs

© Art d’autoroute, Julien Lelièvre — Building Books

En tant qu’usager, la première évidence est le sentiment de faire partie d’un public captif. Impossible de ne pas voir, de regarder ailleurs ; les sculptures, visibles de loin tant elles sont pour la plupart imposantes, se trouvent dans le champ de vision des conducteurs qui, par définition, ne peuvent fermer les yeux. leur attitude est érigée, ostentatoire. Les Flèches des cathédrales de Georges Saulterre (1989) ont figuré dans Le Livre Guinness des Records comme « la sculpture la plus haute faite par un homme ». L’impressionnant Signe infini de Marta Pan fait 25 mètres de hauteur. Quant à Woinic, un sanglier géant issu d’une commande du Conseil général des Ardennes, il serait, avec ses 8 mètres de hauteur et ses 50 tonnes, « le plus grand sanglier du monde ».

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Seul importe le fait d’arriver à destination

Les mêmes perplexités frappent les autres types d’espace. Les œuvres sont-elles des éléments d’un paysage, d’un territoire, d’une région ? Oui, car celles que nous connaissons bien ont été intégrées dans le « décor », où elles ont réussi à trouver leur place, et ce d’autant mieux que, formellement ou sémantique-ment, elles y ont été connectées au départ. Et non, car la plupart semblent anecdotiques ou décalées, voir déconnectées de tout contexte.

© Art d’autoroute, Julien Lelièvre — Building Books

Leur traversée rapide et uniforme, le caractère unilatéral et rigide de leur utilisation, la contrainte extrême que fait peser la sécurité en termes de normalisation, signalisation, mobilier, équipement, etc., la canalisation incoercible de la vitesse et de chaque déplacement, aussi bien sur la route que dans les aires de service et de repos qui la ponctuent, contribuent à faire de la circulation sur autoroute une non-expérience, si par expérience on entend « une action dont l’issue n’est pas prévue » (John Cage). Le déplacement lui-même ne compte pas, seul importe le fait d’arriver à destination. Dans l’intervalle, le conducteur se met entre parenthèses.

Convertir ces non-lieux en lieux

En outre, l’autoroute et les espaces environnants n’appartiennent à aucun lieu précis. Alain Bublex, à l’occasion d’une commande du BAL, en a fait la remarque ; le paysage vu de l’autoroute est celui de partout et de nulle part. Il n’est d’aucun pays. C’est un espace à part, désincarné, formé d’un ruban sans fin flanqué de points de vue dont le défilé annule les ruptures et les variations, produisant un effet cinématographique linéaire. Il propose alors de se concentrer sur le déplacement lui-même et sur l’objet technique qu’est l’autoroute. Sophie Calle, qui a participé au même projet, se demande : « Pourquoi vouloir partir ? C’est partout pareil. »

© Art d’autoroute, Julien Lelièvre — Building Books

L’intérêt des sculptures en bord d’autoroute est de convertir ces non-lieux en lieux. Pour les usagers, elles sont des marqueurs qui signalent une position précise dans le monde qu’ils traversent. Repères stables tandis que tout change en raison des saisons, des constructions, des plantations, de la lumière ou de la vitesse de défilement, elles sont des points par rapport auxquels s’opère un découpage spatio-temporel signifiant. Le travail minutieux de documentation que propose Julien Lelièvre au sujet de 71 sculptures participe de cet effet.

Une expérience, au sens véritable du terme

La propriété de convertir un « nulle part » en un « quelque part » est au cœur d’une conception sociale et située de l’art. Elle permet de s’affranchir de l’alternative habituelle entre l’art dit « autonome », c’est-à-dire un art censé inclure en lui-même ses propres critères d’appréciation, indépendamment du milieu spatio-temporel de son existence publique, et l’art contextuel, c’est-à-dire l’art pensé comme dépendant de ses conditions de production et d’apparition, et donc relatif à ce titre. L’art en tant que fabricateur de lieu n’est quant à lui ni détaché ni déterminé. Il est simplement conditionné. Ce qui le fait émerger, ce sont ses propensions à se connecter avec les variables du milieu de telle manière qu’il en propose une expérience, au sens véritable du terme.

© Art d’autoroute, Julien Lelièvre — Building Books

L’art autoroutier entre pleinement dans cette problématique. C’est peut-être sa mission principale : introduire un moment d’expérience dans un vécu hypnotique de défilement sans fin, sans grand relief, sans césure, uniforme et éreintant, dont l’éventuel plaisir provient seulement de la mise en suspens — favorable d’ailleurs à l’attention du conducteur concentré sur la route — qu’il permet.

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C’est ainsi que se produit la conversion d’un non-lieu en lieu (lieu de mémoire, localisation, lieu de repos, lieu d’histoire). Mais seules les sculptures dites publiques qui « marchent », et que nous aurions intérêt à appeler, en prenant exemple sur Carl Andre, des « sculptures-lieu », possèdent cette propriété. sans être ni serviles ni inféodées au milieu de leur implantation, elles s’y relient étroitement. Sans être si détachées qu’elles pourraient sembler aussi capricieuses et gratuites qu’un graffiti dans l’espace, elles sont clairement disjonctives. Avec Guy de Rougemont, l’introduction de la couleur dans un univers uniformément gris joue ce rôle et parvient en effet à retourner la relation, faisant de la route un élément de l’installation qu’il appelle à juste titre Environne- ment pour une autoroute.

Si une sculpture-lieu est créatrice de lieu, elle l’est aussi d’usages

© Art d’autoroute, Julien Lelièvre — Building Books

Une sculpture est un lieu, précise Carl Andre, au sens d’« un temple japonais, un jardin de mousse, de sable, de pierre et d’eau », qui « personnifient la sculpture comme lieu, comme créatrice de lieu, comme mise en place ». Créer un lieu n’est pas seulement délimiter un espace particulier en lui apportant une logique d’organisation interne et un rythme cohérent, c’est aussi pluraliser les relations des individus avec cet espace et les intensifier. Si une sculpture-lieu est créatrice de lieu, elle l’est aussi d’usages.

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Communauté de formes et de mémoire

En les photographiant, Julien Lelièvre confère aux œuvres autoroutières de nouvelles virtualités. D’une part, vues d’ailleurs que de l’endroit convenu, il les situe, les rattache au paysage et éprouve leurs qualités jusque-là inconnues, ce qui peut évoquer dans certaines photographies un dévoilement. D’autre part, vues de la route, il les relie les unes aux autres de manière à former une sorte de communauté de formes et de mémoire, requalifiant l’impression commune de non-lieu en une expérience de proximité, qui sera alors partageable et publique. Nul doute que s’il est parfois difficile d’aller de la conduite sur autoroute à l’appréciation d’une œuvre, il sera en revanche attirant d’aller du livre à l’expérience sur le terrain, au cours de nos traversées du pays. Indiquer les œuvres et les documenter, c’est aussi les libérer de leur rôle de simple signal, les considérer et faire qu’elles participent à la création d’une expérience qui est celle non pas du déplacement mais du voyage.

© Art d’autoroute, Julien Lelièvre — Building Books

Qui est Joëlle Zask ?

Joëlle Zask est enseignante-chercheure à l’université d’aix-Marseille, spécialiste de philosophie sociale et du pragmatisme de Dewey. elle a publié plusieurs ouvrages qui questionnent les formes démocratiques de la participation et les conditions d’une culture démocratique. elle travaille par ailleurs sur les enjeux politiques des pratiques artistiques contemporaines. dernier livre paru : Quand la place devient publique, éditions Le Bord de l’eau, 2018.

© Art d’autoroute, Julien Lelièvre — Building Books

Art d’autoroute

Au terme d’années d’investigations et de milliers de kilomètres parcourus, Julien Lelièvre a recensé et photographié soixante-et-onze œuvres d’art réparties le long du réseau autoroutier français : Art d’Autoroute. Cet inventaire en images, organisé selon douze itinéraires, est introduit par un corpus de photographies composant un journal sensible de ses pérégrinations. L’ensemble constitue une édition unique – publiée chez Building Books – qui restitue de façon inattendue l’univers singulier de l’autoroute et offre pour la première fois un large panorama sur cet art parfois décrié et souvent méconnu.

http://www.buildingbooks.fr/

Qui est Julien Lelièvre ?

Julien Lelièvre est photographe et graphiste. Il mène parallèlement projets personnels et travaux de commande, seul ou sein d’un collectif pluridisciplinaire. Dans ses pratiques, qui se complètent ou se télescopent, il cherche toujours l’équilibre entre formalisme et lisibilité, abordant l’image à tous les stades de sa production : de la prise de vue à l’élaboration d’un ouvrage, du tracé d’un logo à la composition d’une affiche… Particulièrement attaché à l’architecture et aux paysages modestes, son œuvre photographique, d’un minimalisme frontal, dénote une attention bienveillante aux détails de notre quotidien. Julien Lelièvre affirme son regard singulier lors de résidences d’artistes et approfondit sa pratique duale en l’enseignant au sein de l’université Paris 8 depuis 2017. En 2019, l’édition Art d’autoroute est publiée chez Building Books, une exposition éponyme est présentée à Paris et en 2020, à Amiens, à la Maison de la Culture.

https://www.julienlelievre.com/