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Les cartographies comme espaces de questionnement des circulations, et des manières d’habiter avec Jean-David Nkot

Quelle sera la nouvelle cartographie du monde après cette crise ? Dans le cadre de la nouvelle saison « Nouvelles cartographies – Lettres du Tout-Monde » du Labo 148 : Anne Bocandé s’est entretenue avec Jean-David Nkot. Plasticien camerounais, son regard à part est imprégné de l’immigration, de l’identité, du rapport du corps et l’espace. Au-coeur de son travail : les cartographies comme espaces de questionnement des circulations, aujourd’hui et des manières d’habiter.

Jean-David Nkot, BP.4734 woman hardens, 2019 © Jean-David Nkot

Vos dernières séries de peintures ont pour point commun de travailler sur l’imaginaire des cartes, d’inventer des cartographies reliées à des portraits de femmes, d’hommes et d’enfants. Comment lisez-vous la crise sanitaire actuelle où, face à la pandémie, les circulations sont bouleversées ?

Jean-David Nkot – Je vois, ici, en Afrique, des Européens qui ne veulent plus rentrer en Europe. J’ai envie de leur dire : « Aujourd’hui vous voyez que c’est important de circuler librement, parce que lorsqu’un cas se déclare quelque part, un autre peut être espace d’accueil le temps de trouver des solutions. Pourtant, que faites-vous, vous, quand le reste du temps, vous fermez les frontières, et interdisez que d’autres entrent ? Si tout le monde commence à faire cela, comment s’en sortir ? Vous voyez bien qu’on a besoin de son voisin pour exister. » En Italie désormais ce sont les Cubains qui viennent aider les malades. Alors je me questionne : quelle sera la nouvelle cartographie du monde après la sortie de cet événement ? Comment les gens vont reconstruire la carte du monde ? Soit nous allons davantage nous enfermer, soit nous allons véritablement revoir les questions de frontières entre nous. Pas physique, mais entre humains. Comment avons-nous envie de les revoir ? La cartographie est quelque chose de crucial. On ne peut rien faire sans. Cela nous oriente. Mais quelles cartographies ? Est-ce que celles que nous utilisons actuellement nous conviennent ?

Jean-David Nkot, Undesirable #6, 2018 © Jean-David Nkot

Vous créez depuis des années de nouvelles cartographies par des collages et des peintures, et aussi des installations. Comment est né cet intérêt pour ce questionnement autour de l’espace et de l’habiter ?

JDN – Mon travail questionne les problématiques de la condition humaine. Dès lors, j’aborde les questions de violences, d’identités, d’effacements, d’enfermements. Comment l’être humain est déshumanisé aujourd’hui, comment il est perçu, comment il est regardé, comment il est considéré dans un espace qui n’est pas le sien, ou qui peut être le sien. Les questions de l’altérité sont au cœur de mon travail ; comment on se regarde aujourd’hui. En 2015, je commence un travail autour d’une interrogation : comment écrire l’histoire contemporaine de mon pays, menacé à cette période par l’avènement de Boko Haram ? Comment, en tant qu’artiste, je traduis cela dans une dimension plastique ? Et comment aujourd’hui et demain pourrait-on se souvenir de celles et ceux qui ont été victimes de ces terroristes ? Je pense alors à utiliser un univers postal. Après des recherches, je décide de transformer mes toiles en timbres géants. Le timbre a longtemps été un outil de communication pour signifier les événements importants d’un pays. Et puis, il y a toute la symbolique de l’affranchissement et de la circulation qu’il véhicule. Pour faire circuler le message de ce qui se passe au Cameroun, le support était idéal, tant sur le plan philosophique qu’en terme de matière. Chaque timbre, normalement, est associé à une nation, via l’indication « république de… ». J’ai enlevé cette mention pour inscrire les lieux et les espaces où il y a eu des attaques terroristes. En 2016, cette façon de travailler m’a poussé, après une résidence à Bandjoun Station chez Barthélémy Togo à me questionner sur la notion de l’espace. Est-ce qu’écrire les lieux des attaques terroristes est la seule manière de représenter l’espace ? En creusant sur comment l’espace se matérialise physiquement, de l’écriture à sa représentation : je suis arrivé à la cartographie.

Jean-David Nkot, 2019 © Jean-David Nkot

Vous parlez de circulation et non pas de migration. Y a-t-il une raison à cela ?

JDN – Les cartographies vont me permettre de toucher du doigt une question importante, celle des migrations. Mais je répète toujours : l’immigration n’est pas un sujet que je traite, c’est la condition humaine. Ce qui se passe entre le processus de l’immigration et du déplacement. Ce qui m’intéresse c’est la « zone grise » dont parle Primo Levi. Cet espace qu’il définit entre le bourreau et la victime. Et pour moi, cette zone-là c’est notamment ce laps de temps qui se passe entre le point de départ et celui de l’arrivée pour une personne en mouvement. Je cherche à le matérialiser par la cartographie.

Jean-David Nkot, ##the woman power 2019 © Jean-David Nkot

Vos tableaux sont alors des enchevêtrements de cartes, de portraits et d’objets aussi. Parfois le personnage apparaît au premier plan, parfois il est deviné sous les lignes des cartographies. Que disent-elles ?

JDN – Celles dont les cartographies sont en « backstage » symbolisent des cartographies de rêves. Ces hommes, ces femmes que je représente conçoivent un espace de rêve dans leur mental. Dans ses œuvres, je définis mes espaces en trois dimensions : l’espace physique, l’espace mental et l’espace virtuel. L’espace physique peut être défini par le lieu de résidence. Je le représente notamment sur certaines toiles par des objets qui indiquent la position, comme une chaise, un banc… Tout élément qui pouvait matérialiser l’univers de réflexion ; qu’est ce qui peut nous pousser à quitter la société où l’on est. L’espace mental c’est toutes les expressions du personnage, sa posture, l’attitude du corps qui va pouvoir traduire des émotions, ses vêtements… tout ça raconte aussi quelque chose. Et puis l’espace virtuel est représenté par cette cartographie en arrière-plan ou au premier plan ; une combinaison de tous les rêves qu’un individu peut se faire, la manière dont il se représente là où il voudrait être, là où il pourrait exister. Ces cartographies deviennent des lieux de revendication et de politisation dans mon travail. On le sait, la manière de dessiner une carte n’est jamais neutre. La cartographie peut aussi être un espace de manipulation des territoires.

Jean-David Nkot, The Shadows of Space #2, 2019 © Jean-David Nkot

Comment le signifiez-vous ? 

JDN – La cartographie n’est jamais un élément de décor. C’est un élément de politisation. Par exemple pour la série sur les Orpailleurs en construction, je travaille, à partir de cartes sur l’exploitation minière aujourd’hui en Afrique. C’est l’un des fléaux qui mine le continent africain aujourd’hui du fait de la richesse de ce sous-sol. Ce commerce est l’une des raisons, dans certains pays, pour laquelle les gens sont forcés de s’expatrier. Les Orpailleurs est une installation avec une représentation notamment de la République démocratique du Congo en format géant et peint avec une cartographie de son sous-sol, sur lequel je place un jeu d’échecs mais dont les figurines sont surmontées d’outils de travail utilisés par les ouvriers. Je figure comme des hommes et des femmes sont utilisés à des fins économiques et politiques par de grands organismes. Ils sont des pions qui nourrissent de grandes entreprises qui les manipulent pour leur propre gain.

Jean-David Nkot, Undesirable #4, 2018 © Jean-David Nkot

Et parfois ils sont obligés comme vous l’exprimez de migrer. Votre série Les Indésirables, puis Les Hommes de l’ombre notamment mettent en avant ces travailleurs qui se déplacent. Sur les cartes parfois en arrière-plan vous figurez des noms de lieux mais aussi des récits. 

JDN – Je m’inspire du sociologue Michel Agier, qui a écrit le livre Les Indésirables. Il met en exergue le rapport entre l’étranger et l’espace, comment l’un et l’autre se regarde et se représente, et comment les deux essaient d’exister. Dans certains tableaux de portraits surgissent de l’espace, dans d’autres c’est l’espace qui phagocyte carrément l’être humain. Je travaille la question de l’identité dans le mouvement ; comment au fur et à mesure qu’on se déplace on perd peut-être quelque chose de soi. Et puis, où est ce que l’on s’arrête ? Comment arrive-t-on parfois dans des zones de transit qui deviennent des zones où on habite, où une nouvelle vie se crée. Puis, ces zones sont souvent détruites, mais alors c’est toute une vie qui est détruite, toute une histoire qui s’en va. Dans ces espaces, qui sont les produits de la globalisation, des déplacements, certaines villes naissent. Peut être donc que ce sont des futures villes. Et je voulais penser ces lieux là en faisant un travail symbolique qui mêle des cartographies européennes et des cartographies africaines et qui symbolise ces zones dites de non-lieux, celles des Indésirables.

Jean-David Nkot, 2019 © Jean-David Nkot

Qui sont les personnages que vous représentez ?

JDN – Ce sont des personnes qui ont vraiment vécu la migration, avec qui j’échange. Je les prends en photo et je garde une traçabilité de leur histoire. Parce qu’il y a deux dimensions au projet des Indésirables, une cartographie mentale et une cartographie graphique : j’ai invité les migrants à retracer leur parcours migratoire. Quand on voit le travail de beaucoup d’artistes sur les déplacements, ils représentent souvent le point de départ et d’arrivée. Mais que se passe t’il entre chaque arrêt, quelles émotions se sont dégagées à chaque étape. J’ai invité chaque migrant à étoffer son récit de choses qui les ont marquées à chaque étape, des événements, des anecdotes, des réminiscences, pourquoi et comment ils ont décidé au fur et à mesure de continuer le parcours. Donc chaque cartographie était marquée de points d’histoire vécue. Et après, il y avait la cartographie mentale de comment ils racontaient leur histoire, tant sur le plan verbal, que sur le plan graphique. Je leur remettais des feuilles où ils figuraient eux-mêmes leur parcours avec les différentes étapes, que je réutilise après sur des toiles. Mais cette fois en changeant les visages. Je peux accoler le visage au récit d’une autre personne. C’est la suite des Indésirables. Maintenant il y a des textes et des parcours qui s’introduisent à l’intérieur des cartes.

Jean-David Nkot, The feet, 2019 © Jean-David Nkot

Dans Feet story, l’un de vos tableaux, vous travaillez plus particulièrement sur la symbolique des pieds avec toujours la cartographie en fond. 

JDN – J’ai photographié les pieds de migrants que j’ai rencontrés, et j’écris leur histoire sur une cartographie issue de leur imaginaire. Le pied nous raconte le déplacement, c’est le pied qui marche, le pied qui subit. Mais on croit souvent que ce n’est que le pied qui laisse son empreinte au sol, on oublie que le sol nous renvoie aussi son empreinte. Ces deux empreintes créent l’histoire de celui qui marche. Comment à partir de la plante du pied je relaye l’histoire du déplacé. Parfois ce sont des mains, parce que ce sont les mains qui travaillent. Au cours de ce déplacement la main travaille pour pouvoir avoir de l’argent pour continuer le circuit. Comment les mains racontent son endurance au travail, au monde aujourd’hui. Ce sont les histoires des travailleurs. C’est une série que j’ai appelée Manuscrit pictural.

Jean-David Nkot, The Shadows of Space #9, 2019 © Jean-David Nkot

Où avez-vous rencontré ces migrants ? D’où partent-ils ?

JDN – Certains je les ai rencontrés à Paris, où ils passent ou arrivent lorsque j’étais en résidence à la Cité internationale des arts. Et beaucoup sont à Douala car je suis dans un quartier où il y a beaucoup de migrants ; de personnes qui veulent partir, d’autres qui sont revenues et veulent repartir. Je baigne dans ces histoires-là. C’est d’ailleurs ce qui m’a poussé à monter un nouveau projet El Conquistador, inspiré de la période des explorations. Comment je détourne ces événements qui se sont déroulés entre le 14e et le 17e siècle pour les relier à ce qui se passe actuellement. Quand les Européens quittaient leur continent pour l’ailleurs, ils étaient considérés comme des explorateurs, des conquistadors. Ils allaient avec des armes pour conquérir un espace. Aujourd’hui les «explorateurs» ne quittent pas leur pays avec des armes, mais pour des rêves d’une vie meilleure. Ils vont voyager avec des idées, des pioches, des pelles, beaucoup d’éléments qui renvoient au travail. J’ai fait une série de photo où des migrants sont avec des tenues de l’armée et des outils de travail, et je vais travailler sur de nouvelles cartographies mêlant celles des siècles passés à celles d’aujourd’hui.

Jean-David Nkot, 2019 © Jean-David Nkot 

Quelles sont les autres œuvres sur lesquelles vous travaillez en ce moment en lien toujours avec des cartographies imaginaires ?

JDN – J’ai travaillé sur un projet que j’ai intitulé Djoudjou Connection inspiré de rituels liés à la migration au Niger. Je questionne le rapport entre des pratiques rituelles et le déplacement. Comment les femmes, plus particulièrement, deviennent dépendantes de ce qu’on appelle la « mama », la marraine qui finance le déplacement de la fille en lui promettant qu’elle va fréquenter les meilleures écoles, qu’elle va travailler alors qu’elle va se retrouver dans un réseau de prostitution. J’ai donc réfléchi au sujet de la condition des femmes migrantes.

Jean-David Nkot, 2018 © Jean-David Nkot

Quels sont les projets à venir ?

JDN – Tout s’est arrêté en matière d’expositions un petit peu, en ce moment, avec la crise. Mais de toutes façons ce sont les œuvres qui font les expositions. Donc on continue de créer. Les expositions viendront quand ce sera le moment. La peinture reste un combat, je vois la peinture comme Picasso la voyait : c’est un objet de guerre.

Entretien réalisé par Anne Bocandé dans le cadre de la Saison #6 Nouvelles Cartographies et du projet « Nouvelles cartographies – Lettres du Tout-Monde » du Labo 148. 

Jean-David Nkot, 2470 a life of illusions, 2019 © Jean-David Nkot

Qui est Jean-David Nkot ?

Jean David Nkot s’est particulièrement fait connaître sur la scène artistique camerounaise d’abord, avec l’installation Le Mémorial des martyrs, présentée en 2014 à Doual’art. Trois ans plus tard, pour le festival SUD (Salon Urbain de Douala), il interroge dans Les Dits et les Non-Dits, la mémoire de Ruben Um Nyobé, figure des luttes indépendantistes dans son pays. Présent, aujourd’hui, sur le marché de l’art avec ses peintures, il est représenté par Jack Bell Galery au Royaume-Uni et Afikaris en France. Au cœur de son travail : les cartographies comme espaces de questionnement des circulations aujourd’hui et des manières d’habiter.

Jean-David Nkot dresse une cartographie sensuelle, réaliste et errante de tous ces êtres humains conduits vers l’inconnu par les situations dramatiques de leur pays natal. Il s’appuie sur la mémoire de ces déracinés pour construire une œuvre puissante, chargée d’émotion et non dépourvue de poésie pour leur rendre hommage et témoigner. En donnant un visage à tous ces exilés, il leur rend leur dignité et rappelle que l’histoire du monde est faite d’exils, de migrations, de tragédies, de souffrances mais aussi d’espoir. Ce faisant, sa peinture porte en elle quelques interrogations sur nos sociétés, sur leurs capacités à résoudre les conflits, à faire face aux défis environnementaux et économiques. Cet engagement artistique donne naissance à des tableaux saisissants qui placent l’humanité au cœur de ses choix esthétiques.

Floréal Duran, critique d’art et directeur artistique
Nouvelles Cartographies © Labo 148 / La Condition Publique

Qu’est-ce que « Nouvelles cartographies – Lettres du Tout-Monde » ?

« Nouvelles cartographies – Lettres du Tout-Monde » est un projet de création expérimental et ouvert à tou.te.s, que les artistes et journalistes associés au Labo 148, engagent dans la crise sanitaire internationale actuelle.  Quelle sera la cartographie du monde après cette crise ? Que redéfinit-elle ? Quelles urgences «à rêver un autre rêve, à inventer d’autres espoirs» s’imposent ? Le « Tout-Monde » selon Edouard Glissant, est cette inextricabilité de nos devenirs, et en cela, il invite à une poétique active de la mondialité, de rencontres des imaginaires, qui soit le versant créateur d’une mondialisation qui détruit, oppresse, nivelle par le bas. Depuis Roubaix et Accra, et les différents lieux de « confinement », le Labo 148 propose cet espace pour que se mêlent et circulent toutes les voix, les plumes et armes de création massives possibles.  Le Labo 148 a lancé un large appel à création pour recevoir les libres contributions jusqu’au 01 juin. Elles pourront nourrir ces différentes correspondances thématiques : Traverser – Circuler, Rêver – Imaginer, Se révolter – Combattre, (se)Raconter – (se) Représenter, (se)Confiner – relier, partager. 

Appel à création jusqu’au lundi 01 juin : ICI

Saison #6 Nouvelles Cartographies, à découvrir : ICI

Kwasi Ohene-Ayeh, Ute Sperrfechter, Julien Pitinome, Flora Beillouin, Anne Bocandé, Sophie Bourlet, Sarah Fawaz.

Le Labo 148 © Le Labo 148 / La Condition Publique

Qui est Labo 148 ?

Média participatif, destiné aux jeunes, Labo 148 est une agence de contenus originaux, un laboratoire d’expérimentation à la lisière entre pratiques artistiques et journalistiques, porté par la Condition Publique avec le soutien de l’Etat (CGET, FIPDR, DRAC), du PIA Jeunesses de la Métropole européenne de Lille, de la Ville de Roubaix, de France 3 Hauts-de-France, de « Les Hauts Parleurs », de Sennheiser et de la Fondation Anber et en partenariat avec l’ESJ Lille et le collectif OEIL. 

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