Continuer à écrire, lire, rêver, réinterroger le monde qui les entoure : les jeunes du Labo Médias du théâtre le Grand Bleu à Lille, initiés à la pratique journalistique tout au long de l’année en partenariat avec l’Académie de l’ESJ de Lille, se sont adaptés aux conditions du confinement pour le documenter à leur façon sur leur blog Scène News. Chaque jour, ils ont reçu une contrainte pour guider leur rédaction. Retour sur une partie de leurs récits autour du thème : Voyageons avec les souvenirs.
« We’re home »
Mardi 7 avril 2020,
Nous sommes au début des années 2000, j’ai huit ans, peut-être neuf. Je ne me souviens plus si c’est l’été ou l’hiver – mais c’est forcément l’un ou l’autre, parce que c’étaient les seules périodes où l’on rentrait en Irlande, Noël et les vacances d’été. Il fait nuit. Mon grand-père est venu nous chercher à l’aéroport de Dublin, et nous avons fait route durant une heure, soit une éternité, jusqu’à atteindre Maynooth et la maison de mes grands-parents. J’ai dû m’endormir, parce que ma mère me réveille doucement au moment où la voiture se gare. Je reconnais tout de suite le quartier, la maison mitoyenne avec la pelouse bien entretenue devant. De loin, je devine la porte en verre. Elle s’ouvre. Je saute de la voiture et je cours en hurlant « Nana » jusque dans les bras de ma grand-mère qui vient de sortir. Elle est en chaussons. Son odeur, son toucher, tout m’avait manqué. Ma tante est juste à côté. Elle doit avoir 21 ou 22 ans, mon âge actuel. Je me dégage de ma grand-mère, vite accaparée par ma grande sœur, et serre « Chrissy », diminutif de Christina, dans mes bras. Je rentre à l’intérieur de la maison, enlève mes chaussures et sent tout de suite la moquette sous mes pieds – une sensation si différente du parquet dont j’ai l’habitude en France. We’re home.
Gaëlle Sheehan
« Très jeune, je me suis efforcée de toujours essayer de me rappeler, pour ne rien oublier, pour tout garder avec moi »
Mardi 7 avril 2020,
Le souvenir est lointain, sûrement altéré, je le sais.
Il est de ces souvenirs dont la perception des événements est déformée, ceux dont on est spectateur de soi-même. Si la réminiscence est complexe, c’est que le souvenir est lui-même souvenir d’un souvenir qui lui aussi est…Très jeune, je me suis efforcée de toujours essayer de me rappeler, pour ne rien oublier, pour tout garder avec moi. D’ailleurs, je crois qu’en général, je ne supporte pas les disparitions, qu’elles soient matérielles ou non : tout ce qui a un jour été avec moi ne doit pas me laisser. Le souvenir que j’ai choisi de raconter sera d’une grande banalité pour la majorité de ceux qui le liront, j’en ai conscience. En effet, il n’a rien d’exceptionnel mais c’est ce qui en fait toute la valeur. Il est un simple fragment de vie mais quoi de plus précieux que la vie ? Cet instant est conservé à l’abri, dans un recoin de mon esprit, je lui rends visite quelque fois pour m’assurer qu’il n’a pas été abimé. Je devais avoir trois ans, j’avais passé la journée avec ma tante et nous rentrions chez mes grands-parents. Lorsque nous sommes entrées, je garde l’image de mon grand-père assis sur le canapé du fond. Il m’attendait. J’ai l’impression que la pièce était remplie mais je ne saurais pas dire par qui, sûrement ma grand-mère, ma mère peut-être et d’autres. Ma tante m’a laissée et est allée s’assoir plus loin, à ma droite, j’en suis presque sûre. J’étais alors seule, debout, mon grand-père avait quelque chose pour moi. Je crois me souvenir m’être sentie très mal à l’aise d’être le centre de l’attention. Il y a des choses qui ne changent pas avec le temps… Mon grand-père s’est ensuite levé, a ouvert l’armoire qui était à ma gauche et en a sorti une dinette bleue et jaune. Aujourd’hui, j’en veux un peu à ma mère de ne pas l’avoir gardée, mais j’ai déjà la chance d’en avoir l’image. Même si sans les photos je serais incapable de savoir à quoi mon grand-père ressemblait, je sais qu’à cet instant son visage était habillé d’un grand sourire, de satisfaction et de bienveillance. Je sais aussi que l’homme qui se trouvait devant moi m’aimait. Jusqu’à ce qu’il me l’offre, seule ma cousine possédait une dinette et refusait que je joue avec elle. L’histoire est anodine mais elle résonne d’une manière particulière en moi. Un jour, quelqu’un a remarqué que je souffrais d’une injustice, aussi futile soit-elle, et à voulu y pallier. Un jour, on m’a défendue. Mon grand-père nous a quittés quelques temps plus tard, j’étais assez jeune pour ne pas avoir trop souffert, ne comprenant pas le concept de mort. Comme chacun face à une perte, j’aurais souhaité qu’il reste avec moi plus longtemps. Je m’accroche donc aux souvenirs de nous deux et le fais vivre dans mon esprit. J’ai toujours l’intime conviction qu’il ne m’a jamais abandonnée, je sais qu’il est avec moi et qu’il me protège comme il l’a toujours fait.
Neila Semmar
« Symbiose générationnelle »
Mardi 7 avril 2020,
J’ai parfois l’impression qu’il y a, dans un coin de ma tête, une grande malle. Comme une malle au trésor, où tous mes souvenirs se reposent… Maintenant que je suis confinée chez moi et que je sors le moins possible, j’aime dépasser ce sentiment d’enfermement en regardant le ciel. J’ai toujours aimé le ciel breton et sa lumière particulière. Sachant que l’activité humaine est en quelque sorte stoppée sur la planète, la diminution de la pollution nous amène des ciels encore plus magnifiques. Alors, en ce matin d’avril, quand je regarde ce ciel où aucune trace d’avion ne vient troubler le calme de sa couleur bleue infinie, la malle au trésor dans ma tête s’ouvre et voilà que s’échappe un bon souvenir qui vient brouiller ma vision et me replonger dans cet après-midi estival de mon mois de juillet dernier. Et voilà que je me retrouve toute entière dans ce souvenir, comme happée dans un joyeux moment passé… Je suis sur la plage avec ma grand-mère, nous sortons d’une petite baignade et nos peaux encore parsemées de gouttes d’eau salée sèchent sous le soleil d’été. Elle ne cesse de se tartiner de crème solaire pendant que je lui raconte à quel point j’aimerais être bronzée et ressembler à l’une de ces belles filles que je vois passer devant nous sur la plage. Etalée de tout mon long comme une larve sur ma serviette à rayures, je me sens quelque peu intrus parmi tous ces corps galbés et prêts pour l’été. Je ne suis jamais prête pour l’été moi. Heureusement, ma grand-mère est bien loin de ces considérations futiles et la sagesse de son âge lui amène une vision d’elle-même tout à fait distanciée d’un quelconque jugement. Elle me dit que je n’ai pas de soucis à me faire et que je suis la plus belle de la plage, ce à quoi je réponds en faisant les gros yeux et en riant. Bien plus énergique que moi, elle se lève et me propose d’aller nous dégourdir les jambes en marchant sur la plage. Quand elle me parle de se dégourdir les jambes, je sais très bien qu’elle parle d’une balade de quatre heures mais qu’elle ne veut pas me décourager. Ma grand-mère adore marcher et connaît les recoins de cette plage par cœur. Le moindre grain de sable a été foulé par ses petits pas, patients et pressés en même temps. Sa proposition arrive à me séduire sans que je comprenne pourquoi et nous partons donc, bras-dessus bras-dessous, nous « dégourdir » les jambes. Nous parlons de tout et de rien et j’adore ces moments anodins passés en sa compagnie. Nos discussions trouvent toujours un tournant amusant et sa tête me semble remplie d’anecdotes toutes plus farfelues les unes que les autres, que je prends toujours un grand plaisir à écouter. Au milieu de cette marche, j’ai levé la tête pour regarder le ciel. Quelle ne fut alors pas ma surprise de voir un peu plus loin une multitude de cerfs-volants naviguant gaiement dans le vent de cet après-midi estival. Ils me semblaient tous venir du même endroit et j’avais l’impression que personne ne les tenait, qu’ils avaient été accrochés au sol et abandonnés là. Ils étaient de toutes les couleurs et de toutes les tailles. Ils représentaient des petits personnages, plus ou moins réalistes. Ma grand-mère et moi, toutes les deux aussi intriguées l’une que l’autre, avons pressé le pas et il nous a fallu bien une vingtaine de minutes pour arriver jusqu’à l’endroit où ils étaient accrochés. Nous avions l’impression d’avoir trouvé la source de l’arc-en-ciel. À ce moment, j’ai pris une photo que j’aime beaucoup et qui me rappelle cet après-midi dès que je la regarde. Il me semble que ce moment fut comme une pause, comme une brèche, comme si nous étions dans une symbiose totale de nos émotions, il n’y avait plus de grand-mère et de petite-fille, plus de personne plus âgée qu’une autre, plus d’écart générationnel. Nous étions seulement toutes les deux étonnées par le spectacle qui s’offrait à nos yeux et nous regardions avec la même intensité ce ciel bleu rempli de cerfs-volants… Et voilà que quand ce souvenir s’est tout à fait reconstitué dans ma tête, je me rappelle que je ne suis qu’à ma fenêtre dans mon lieu de confinement, en train de sourire bêtement la tête levée. Mais ce voyage dans ma tête était si agréable que je continue à sourire malgré moi et après avoir jeté un dernier coup d’œil à ce ciel bleu, je ferme la fenêtre et retourne au fil de ma journée, l’esprit rempli de mes souvenirs qui y voguent encore, comme des cerfs-volants, avant que la malle au trésor ne se referme jusqu’à la prochaine fois où un bon moment viendra me titiller les pensées. Et vous ? Que contient votre malle au trésor ? J’espère que vous vous laissez encore rêver de temps en temps ! À très bientôt,
Juliette
Qu’est ce que Scène News ?
Scène News est le blog du Labo Médias du théâtre le Grand Bleu. Le Labo Médias est construit en partenariat avec l’Académie de l’École Supérieure de Journalisme de Lille et avec le soutien de la Ville de Lille, il initie des jeunes de 15 à 22 ans aux différents outils et pratiques médiatiques tout au long de la saison. Nourris par l’actualité culturelle et la vie du Grand Bleu, ils produisent leurs propres articles, émissions, matières sonores et vidéos sur leur blog.
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