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Remonter le parcours de l’eau avec Feda Wardak

Aujourd’hui on explore : un Bel endroit, le canal comme potentiel de rencontres, l’eau comme vecteur de commun et la question de l’architecture comme un réservoir de possibles avec l’architecte-constructeur Feda Wardak qui est en résidence depuis la rentrée 2019 à la Condition Publique, à Roubaix. Il travaille à un projet de recherche et de création avec les habitants.

Feda Wardak © Julien Pitinome, Collectif Œil 

« Dans le canal comme dans le lit d’un fleuve, ce que je vois : c’est l’infrastructure qui fait exister ou qui montre l’eau. »

Vous débutez, en cet automne, à la Condition Publique un projet avec des habitants de Roubaix autour du canal. Le contexte du 2ème confinement fige un peu les possibilités de rencontres mais de façon générale vous travaillez sur un long terme. Comment abordez-vous ce Bel endroit ?

Feda Wardak — Je mène en effet mes recherches sur des temps longs. Je parle bien de recherche plutôt que de projet, puisque, avant même de parler de construction ou d’une quelconque production, je suis dans un processus. J’ai souvent besoin de plusieurs mois pour déjà comprendre où je mets les pieds, dans quelle constellation politique je me trouve. J’ai besoin de temps pour arpenter les lieux où j’arrive, pour marcher et faire du lien entre tout ce qui existe. J’ai l’habitude de dire que les terrains sont chevelus et j’ai besoin de démêler tout cela. J’évite de m’inscrire trop rapidement au sein de cadres associatifs ou scolaires vers lesquels certains partenaires tentent de m’orienter. Je cherche à établir par moi-même des rencontres de terrain afin d’établir des cadres de confiance. Ce qui m’intéresse c’est d’échanger avec ceux qui se placent en marge de processus de réflexion et de production qu’ils considèrent parfois trop normés. Cette confiance nécessite une constance, une régularité, une présence. Ces relations interpersonnelles sont précieuses, elles me permettent de travailler en groupe, de constituer une communauté.Le 2ème confinement a marqué un arrêt brutal de ces espaces de confiance qu’on développe, avec différentes personnes. Nous étions à la veille d’une première phase de construction et cela nous a bloqué. Depuis 6 mois, j’avais fait plusieurs aller-retours à Roubaix, nous étions au début de cette résidence. Je leur avais proposé de construire ensemble des petits objets qui mettent en partage savoir et savoir-faire. Tout ne peut pas se faire numériquement et le chantier est aujourd’hui à l’arrêt.

On a beaucoup parlé ces derniers temps des réseaux fluviaux du nord de la France qui sont aujourd’hui – alors que l’on parle de transport des marchandises des enjeux économiques et écologiques importants. Comment percevez-vous ce canal ?

Feda Wardak — À vrai dire ce n’est pas tellement l’aspect des transports fluviaux ou la question de la navigation qui m’intéresse… Dans le canal comme dans le lit d’un fleuve ce que je vois c’est l’infrastructure qui fait exister ou qui montre l’eau. Cette infrastructure, j’aimerais que l’on s’en empare pour y voir des espaces communs. J’ai toujours qualifié l’eau de bien commun et au travers de la plateforme Aman Iwan, par des ateliers de production et de création, je défends cette idée et tente de la mettre en pratique. Entre 2016 et 2018, dans le cadre du second numéro de la revue Aman Iwan intitulée « L’eau fait la pirogue », nous avons proposé l’étude de différents modèles de gestion de l’eau. En débutant mes recherches en Afghanistan, mon territoire d’origine, j’ai pris conscience que les roues à eau, les barrages, les systèmes d’irrigation et autres techniques de gestion de l’eau étaient visibles et lisibles. Ces constructions, en laissant comprendre leur fonctionnement par l’eau, incite chacun à être acteur de la gestion et pas simplement consommateur. Si quelqu’un constate un problème, il est à même de participer à sa solution. Je ne veux pas opposer les métropoles occidentales et le reste du monde mais l’invisibilisation des réseaux traduit une gestion des eaux très technocratiques. En ce sens, les littoraux, les canaux, les fleuves, les lacs me paraissent être des points à partir desquels créer des communautés au prétexte de machines et rassembler des personnes pour les rendre acteurs de cette gestion de l’eau devient intéressant.

Feda Wardak © Julien Pitinome, Collectif Œil 

« Les constructions que je propose, les installations auxquelles je peux aboutir sont comme je le disais des prétextes pour approfondir des relations avec des groupes et des communautés avec lesquels nous construisons une nouvelle centralité avec les cadres de confiance et de soin qu’elle nécessite. »

Alors que l’on parle d’une mise en bourse de la valeur eau et que justement la gestion de l’eau en France relève de la compétence de sociétés privées, comment entendez-vous défendre cette idée de bien commun ?


Feda Wardak — Par le passé et dans le cadre d’une exposition au 6b, j’ai capté l’eau du canal de Saint-Denis grâce à une installation monumentale. L’eau était empruntée au canal par l’intermédiaire de roues à eau, elle ruisselait par gravité dans un réseau de rigoles en surface, avant de traverser une salle d’exposition située à 4 mètres au-dessus du niveau du canal. L’eau traversait le bâtiment, avant de retourner au canal. D’une part, dans la salle d’exposition l’eau devenait une ressource pour les productions artistiques des artistes. D’autre part, en association avec un laboratoire scientifique, l’eau était dépolluée pour pouvoir être bue. . Par cette intervention fonctionnelle, ludique, artistique, j’ai voulu montrer que le traitement des eaux n’était pas le fait d’infrastructures intouchables et que nous pouvons prendre le droit de devenir un acteur de sa gestion pour créer des espaces communs.À Roubaix, nous sommes encore au début de quelque chose, il est difficile d’avoir du recul ou de prévoir les choses, mais je suis attentif à ce contexte de rénovation urbaine qui entoure la Condition Publique. J’adapte ici un peu mon protocole avec des relais sur places, comme Ute Sperrfechter et Cherguia Bensliman, et je projette de travailler avec des groupes en électron comme les Papillons Blancs ou Parkour 59. Il me semble qu’avec ces derniers qui ont une pratique de l’architecture par l’expérience du corps et qui par leur déplacement détournent les usages de la ville nous pouvons établir un nouveau dialogue. Les constructions que je propose, les installations auxquelles je peux aboutir sont comme je le disais des prétextes pour approfondir des relations avec des groupes et des communautés avec lesquels nous construisons une nouvelle centralité avec les cadres de confiance et de soin qu’elle nécessite.


Qu’impliquent ces recherches autour de l’eau en termes de protocole justement ?


Feda Wardak — En effet l’eau est un fil conducteur et j’en suis à ma 7ème ou 8ème installation sans avoir l’impression d’épuiser le sujet. Autour de l’eau s’articulent des échanges multiples avec des chercheurs mais également des organisations politiques autonomes. Ces recherches permettent de se construire ensemble et par le biais d’installations dans l’espace public d’expérimenter d’autres modèles de gouvernance. À Clichy-Monfermeil, mes recherches, mes balades et mes rencontres m’ont révélé la présence d’un immense bassin d’orage. Ce dernier témoigne de la minéralisation extrême des sols, d’un urbanisme opaque construit sur une ancienne forêt et des incohérences liées à l’aménagement de ce territoire. Par conséquent, je me suis intéressé à l’eau en tant qu’élément structurant de ce territoire. C’est là que j’ai découvert l’existence de l’aqueduc souterrain de la Dhuys, construit sous Napoléon III pour alimenter Paris et le territoire en eau potable. Cependant, avec le développement du pôle économique et industriel de Marne-la-Vallée et la naissance de Disneyland Paris, cette eau publique a été privatisée et vendue. Aujourd’hui, elle alimente entre autres le parc d’attraction et ne s’écoule plus sur le tronçon originel. À partir de ces recherches, je cherche donc à mettre en place des dispositifs critiques et des rituels de travail. C’est ainsi, que j’ai mis en place une école nomade qui se déplace sur le territoire en travaillant directement sur le terrain avec les enfants. Ce que je propose aux enfants-chercheurs avec lesquels je travaille c’est de développer un regard qui peut être celui d’un archéologue, d’un urbaniste, d’un artiste, d’un poète. Cette école nomade, comme je l’appelle à Roubaix, Vitry, Clichy-Montfermeil ou Dunkerque vise à la projection d’utopies que l’on veut rendre concrètes à terme. Les idées qui arrivent de ces jeunes enfants ou adolescents, on les écoute, on les développe, on les matérialise. C’est une expérience d’accompagnement qui sur 5 ans, sur 10 ans permet d’observer les mutations d’un territoire et de voir les communs qu’une action peut créer.

Feda Wardak © Julien Pitinome, Collectif Œil 

« Je me méfie de l’usage des termes « périphérie » ou encore « banlieue » car cela a tendance à faire disparaitre ces cultures d’organisation locales au profit d’une culture « héroïque » qui vient d’un ailleurs. »

L’école nomade ne s’entend donc pas au singulier et sous-entend des enseignements toujours spécifiques ou du moins des recherches différentes ?

Feda Wardak — Je mène des projets spécifiques sur chaque territoire. Cependant, on peut dire que ces territoires ont en commun des organisations locales qui se développent parfois indépendamment de l’aide des pouvoirs publics. Dans le cadre de mes projets, je me méfie de l’usage des termes « périphérie » ou encore « banlieue » car cela a tendance à faire disparaitre ces cultures d’organisation locales au profit d’une culture « héroïque » qui vient d’un ailleurs. Ce que je cherche à faire, au contraire, c’est de co-créer des espaces de rencontres qui convoquent spécifiquement ces cultures, ces imaginaires, ces sensibilités locales. Cet espace, ce centre, permet de faire émerger des concepts, des idées, des formes…Il faut échapper au prisme du centre parisien et au modèle centralisé qui n’est sans doute pas celui qui convient le mieux. Je suis pour une culture des projets issus de l’esprit de ceux qui habitent là sans faire exister la notion de périphérie. Je suis méfiant quant à l’idée de convoquer des mécanismes d’un centre pour les appliquer dans des ailleurs.

 Vous avez récemment participé à une table ronde organisée par la Condition Publique sur la notion de tiers lieux et de périphérie justement. Comment appréhendez-vous ces notions ?

Feda Wardak — Avec le temps, il arrive que l’usage des termes qui définissent notre pratique soient détournés ou rattrapés par d’autres réalités. Dans la manière de se définir il est donc nécessaire de pouvoir se réinventer. Comment sortir de la répétition de certains mécanismes de pensées afin de produire autrement ? Les étiquettes sont parfois pratiques pour répondre à des besoins de mise en réseaux mais je suis méfiant par rapport à la notion de « tiers lieux » : on arrive dans certains cas non plus à des lieux qui existent pour faire des projets mais des projets qui se font pour légitimer un lieu. C’est une recette de promoteur. Aujourd’hui toutes les villes veulent un tiers lieu mais il est rare qu’en retour elles acceptent l’autonomie de ces lieux. Je pense qu’un espace politique ne nécessite pas forcément une enveloppe, un bâtiment. Nous devons accepter que des expériences puissent avoir une fin, que les enjeux se déplacent, que les espaces soient éphémères et les communautés soient hybrides tout en échappant au spectre de l’urbanisme transitoire.

Feda Wardak © Julien Pitinome, Collectif Œil 

Qui est Feda Wardak ?

Feda Wardak est architecte-constructeur et chercheur indépendant.Diplômé de l’Ecole Nationale Supérieure d’Architecture de Paris-Belleville en 2015, Feda Wardak co-fonde la plateforme Aman Iwan qui s’intéresse aux enjeux liés à des territoires à travers le monde, aux populations qui les traversent et à la manière dont ces microcosmes se développent indépendamment de l’aide des pouvoirs publics. Les recherches de Feda Wardak se concentrent principalement sur le district rural de Jeghatu, en Afghanistan.Il est directeur éditorial de la revue Aman Iwan qui soulève des enjeux liés à ces territoires d’étude à travers le prisme des sciences politiques et sociales ainsi que de la géographie. Chacun des numéros de la revue s’articule autour d’une thématique qui fédère les différent·e·s cherch·eurs·ses du laboratoire de recherche Aman Iwan.
En parallèle, Feda Wardak développe des projets collectifs ou personnels au sein de l’atelier de création Aman Iwan. Ces projets sont de différentes natures : workshop (Biennale Internationale d’Architecture de Venise, 2018), installation artistique (MAC VAL, FRAC Nord-Pas de Calais, Ateliers Médicis), construction dans l’espace public, enseignement, commissariat d’exposition ou encore construction de lieux. C’est autour de ce dernier point qu’il construit des processus de recherche-action depuis plusieurs années et expérimente ou des actions de mise en partage de savoir et de savoir-faire entre différentes communautés avec des organisations politiques locales et autonomes. Ses recherches au niveau du district de Jeghatu, situé dans les zones tribales afghanes, le conduisent depuis 2012, à travailler avec des artisans afghans. Ces études autour des enjeux contemporains liés à la disparition du patrimoine culturel local ont permis d’engager des réflexions autour de la construction d’une école des savoir-faire.