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À l’écoute de la vie non humaine avec John Bingham-Hall

Dans le cadre de Sonic Urbanism — projet d’étude et d’exploration des problématiques du son dans la ville, initié en 2018 par Theatrum Mundi, Crafting a Sonic Urbanism est un cycle de colloques dirigés par Theatrum Mundi — centre de recherche urbain indépendant implanté à Londres et à Paris. Après les premières éditions du colloque à la Maison des Sciences de l’Homme Paris Nord en 2018 et en 2019, la troisième édition du colloque – centré autour du thème « À l’écoute de la vie non-humaine » – se tient depuis Paris, à la Gaité Lyrique, dans quelques jours : le 18 mars. En octobre dernier, un appel à participations a été lancé à destination de chercheurs, d’artistes et de professionnels travaillant sur ces questions.

Crafting a Sonic Urbanism © Theatrum Mundi / IRIS

Sonic Urbanism : interroger la façon dont le son peut ouvrir de nouvelles perspectives en termes d’aménagement urbain

Pour la deuxième année consécutive, Theatrum Mundi collabore avec l’Institut de Recherche Interdisciplinaire sur les enjeux Sociaux (IRIS) intégré à l’EHESS (Écoles des Hautes Études en Sciences Sociales) afin d’interroger la façon dont le son peut ouvrir de nouvelles perspectives en termes d’aménagement urbain, et de nouvelles manières d’aborder ces questions. Au-delà du paysage sonore en tant que produit de la vie urbaine, l’enjeu est de cartographier les usages contemporains intégrant les problématiques de son dans leur réflexion afin de révéler d’autres phénomènes urbains, et utilisant des méthodologies sonores pour intervenir dans ces derniers.

John Bingham-Hall, directeur de Theatrum Mundi raconte – en exclusivité pour jigsaw, avec Henri Guette – la genèse de ce projet d’étude et d’exploration pour penser de nouvelles perspectives créatives et universitaires de l’espace urbain par le son.

Performance Voi.e.x.s à la Chapelle Charbon avec la compagnie MPDA © Esmeralda da Costal 

« Penser les manières dont le son et la performance peuvent devenir des matériels de design égaux au béton et au bois »

Vous organisez avec Theatrum Mundi et en partenariat avec l’EHESS une 3ème édition du colloque Sonic Urbanism, à Paris. Comment ces interrogations autour de l’urbanisme sonore évoluent d’année en année ?

John Bingham-Hall — Nos recherches prennent racines dans le projet Voi[e,x,s], véritable point de jonction entre le monde de l’urbanisme, du paysagiste et celui de l’opéra, qui vise à faire d’une friche en transition à la fois un instrument et une scène. Alors que cet espace du XVIIIème arrondissement est devenu un parc public, je pense stimulant de penser aux manières dont le son et la performance peuvent devenir des matériels de design égales au béton et au bois quand on pense à créer un lieu de vie. Je m’intéresse depuis mes études de musicologie au paysage sonore urbain, mais ce projet m’a amené à m’interroger sur les modalités d’intégration des métiers de créateurs de son et de musique dans les pratiques urbaines. Au-delà, donc, de l’écoute et vers de nouvelles formes d’urbanisme qui pensent et travaillent avec le son.Au-delà de cette curiosité initiale, très large, la question de la voix s’est affirmée comme une problématique sonore à part entière. C’était le sujet de quelques interventions dans le premier colloque – notamment avec le beau texte de Sharon Phelan – mais c’est aussi le centre du projet Voi[e,x,s]. Dans ce projet, des voix reprennent des noms des habitants dans des moments de performances mais aussi possiblement dans une boucle sonore enregistrée pour être diffusée de manière pérenne. Nous nous intéressons aux manières dont l’amplification des voix peut marquer la présence des gens qui seront les futurs usagers de l’espace. J’étais frappé de constater que l’urbanisme utilise souvent le mot voix comme métaphore de participation, mais pense rarement à la sonorité de la voix et comment elle est amplifiée ou même étouffée par l’architecture. On voulait rassembler les penseurs et les artistes qui travaillent avec la voix pour offrir aux urbanistes de nouvelles manières de l’approcher. Après avoir traité les voix humaines, nous nous sommes rendus compte que les non-humains sont plus que bruyants ! Ils sont aussi des voix et ils nous parlent. Les sujets se développent donc et s’approfondissent à chaque reprise. Chaque réponse avec Theatrum Mundi devient le départ d’une autre étape d’exploration. En créant le dialogue avec les arts vivants, nous continuons à ouvrir de nouvelles problématiques dans l’urbanisme, de pousser son imagination et son auto-critique.

Performance Voi.e.x.s à la Chapelle Charbon avec la compagnie MPDA © Esmeralda da Costal 

L’une des particularités de ce programme de recherche urbanistique et d’être transdisciplinaire. Comment concilier des démarches aussi différentes que celles des accousticiens, de sociologues et d’urbanistes ?

John Bingham-Hall — Je dis parfois que notre spécialité – au sein de Theatrum Mundi – est que nous sommes des non-spécialistes. Notre tâche est d’envisager les connexions entre des champs différents et de faciliter le dialogue par la traduction entre des langages différents.
On se positionne dans les interstices. Nos publications, nos livres, ne sont pas des réponses finales, des recommandations ou des projets bâtis. Elles sont plutôt des propositions pour établir un nouveau vocabulaire de l’urbanisme et envisager des manières différentes d’en approcher des enjeux en allant, par exemple, travailler avec des domaines que l’on associerait pas spontanément à l’urbanisme mais qui y sont intrinsèquement liés.

Workshop Scoring Beirut John Bingham-Hall

« Quand les urbanistes ressentent ce que veut dire « chorégraphier » ou « composer » en participant à ce processus, cela peut transformer leur approche »

En laissant une place notamment à la performance et à l’exposition, que signifie pour vous l’apport de l’expérience artistique ?

John Bingham-Hall — Il est très important de comprendre que la communication prend des formes très différentes. C’est pour cette raison que nous soutenons, en tant que laboratoire urbain : la création artistique, pour faire en sorte que les artistes parlent aux urbanistes mais dans la langue qui leur est propre. Notre rôle est de faciliter la compréhension de ces derniers et de montrer ce qu’une proposition artistique peut signifier dans une logique avec laquelle on décrit, planifie, gère la ville. Il est d’ailleurs important de créer des moments d’échanges et de rassembler ces pratiques avant la « fin », avant le moment de performance ou de complétion.
Quand les gens révèlent et parlent ensemble de leurs processus de création, ils établissent plus facilement des parallèles. Quand les urbanistes ressentent ce que veut dire « chorégraphier » ou « composer » en participant à ce processus, cela peut transformer leur approche. Notre projet Scoring the City en est l’exemple. 

Performance Voi.e.x.s à la Chapelle Charbon avec la compagnie MPDA © Esmeralda da Costal 

Ce troisième colloque parle des voix du non-humain. Alors que la croissance des villes a été un marqueur de l’entrée dans l’anthropocène que reste-il de ces voix et comment redéfinir leur places ?

John Bingham-Hall — Les villes n’ont jamais cessé d’être des habitats multi-espèces. L’anthropocène est peut-être plus marqué par une ignorance des voix animales que par leur absence. Les villes ont, bien évidemment, les concentrations humaines les plus denses mais elles sont les lieux idéaux pour expérimenter des formes de cohabitations conscientes ; pour imaginer des modes de vie qui tiennent compte de la proximité et de la co-dépendance de notre espèce aux autres. Les villes concentrent actuellement des modes de vie parmi les moins durables et, écouter nos concitoyens non-humains permet de mieux ressentir leurs présences et peut-être d’apprendre à mieux vivre ces habitats que nous partageons. Si les villes sont les agents de l’anthropocène et d’une artificialisation du monde, elles sont aussi des agents de transformation vers un habitat hybride et intégré. On peut imaginer des villes qui soient aussi des modèles durables, qui favorisent l’apprentissage des nouvelles langues et permettent des formes de communication inter-espèces.

John Bingham-Hall enregistrant à Rotterdam, Scores for Rotterdam, TENT Gallery, 2019 © Mercedes Azpilicueta

« Les technologies sont des nerfs qui font de la ville un environnement interconnecté plutôt qu’un paysage d’objets indépendants »

On pense aux plantes, aux animaux, mais notre environnement technologique a aussi ses sons, que nous cherchons à étouffer autant que possible. À quelle cohabitation cela mène-t-il ?

John Bingham-Hall — Pour moi, l’écoute est une manière de prêter attention aux choses qui sont souvent invisibles. Si des espèces ne supportent pas les villes, d’autres en revanche s’y multiplient de façon cachée et s’approprient la ville comme la leur, autant chez eux que les humains. Je dirais la même chose des systèmes technologiques qui ne sont pas simplement des accessoires ou des gadgets mais des nerfs qui, comme les réseaux mycéliens dans la forêt, font de la ville un environnement interconnecté plutôt qu’un paysage d’objets indépendants. Quand on écoute soigneusement ou à travers les démarches scientifiques et les créations artistiques, on peut entendre ces choses cachées et commencer à ressentir un monde urbain bien plus complexe qu’il n’y paraît. Et ce que l’on ressent peut devenir partie de nos estimations éthiques. Je pense que les artistes et les scientifiques se rejoignent en un sens : ils sont sensibles aux multiples formes et couches de la réalité, là où les urbanistes et les architectes sont plus occupés par l’humain. Comme dit Vinciane Despret, « multiplier les mondes peut rendre le nôtre plus habitable ». 

Workshop Scoring London © John Bingham-Hall

Vous travaillez autant à partir d’études de cas que d’expériences menées dans des villes ; vers quel futur sonore va la ville de demain ?

John Bingham-Hall — Ce qui m’inquiète le plus, c’est d’assister à une monoculturisation sonore de la ville. Les voix non-humaines, la prépondérance des voitures sur les autres sons font chuter la biodiversité. Les politiques racistes et anti-immigration qui refusent la parole aux autres langues mais aussi les rhétoriques anti-son des plus aisés qui veulent s’enfermer dans des appartements hermétiquement fermés et faire interdire l’exubérance publique s’apparentent à des vols. Je ne vise pas, donc, une sonorité spécifique mais sa pluralité, ce qu’elle reflète de la diversité des êtres urbains, et une compréhension de la part de l’urbanisme, des manières de créer de l’espace pour faire résonner cette diversité.

Qui est John Bingham-Hall ?

John Bingham-Hall est directeur de Theatrum Mundi et chercheur indépendant intéressé par les performances, les infrastructures et les technologies de la vie partagée dans la ville. Avec une formation en musique (Goldsmiths) et en théorie architecturale (UCL Bartlett), il travaille à travers les humanités artistiques, spatiales et critiques pour questionner et participer à la construction de la sphère publique urbaine. Depuis 2015, il a initié des projets avec Theatrum Mundi sur les infrastructures culturelles, les communs urbains, la voix politique et l’urbanisme sonore.Parallèlement, il a collaboré à des projets de recherche à LSE (London School of Economics) et à Oxford ; enseigné au CSM (Central Saint Martins College of Art and Design) et à l’UCL (University College London) ; a publié des écrits sur des plates-formes savantes et artistiques et organisé des événements culturels queer.

Qu’est-ce que Sonic Urbanism ?

Dans le cadre de Sonic Urbanism — projet d’étude et d’exploration des problématiques du son dans la ville, initié en 2018 par Theatrum Mundi, Crafting a Sonic Urbanism est un cycle de colloques dirigés par Theatrum Mundi — centre de recherche urbain indépendant implanté à Londres et à Paris. Après les premières éditions du colloque à la Maison des Sciences de l’Homme Paris Nord en 2018 et en 2019, la troisième édition du colloque – centré autour du thème « À l’écoute de la vie non-humaine » – se tient depuis Paris, à la Gaité Lyrique, dans quelques jours : le 18 mars. En octobre dernier, un appel à participations a été lancé à destination de chercheurs, d’artistes et de professionnels travaillant sur ces questions.
Pour la deuxième année consécutive, Theatrum Mundi collabore avec l’Institut de Recherche Interdisciplinaire sur les enjeux Sociaux (IRIS) intégré à l’EHESS (Écoles des Hautes Études en Sciences Sociales) afin d’interroger la façon dont le son peut ouvrir de nouvelles perspectives en termes d’aménagement urbain, et de nouvelles manières d’aborder ces questions. Au-delà du paysage sonore en tant que produit de la vie urbaine, l’enjeu est de cartographier les usages contemporains intégrant les problématiques de son dans leur réflexion afin de révéler d’autres phénomènes urbains, et utilisant des méthodologies sonores pour intervenir dans ces derniers. Theatrum Mundi présente, en parallèle, une exposition en ligne de films d’artistes, architectes, chercheurs nous invitant à porter notre attention sur les voix non-humaines qui nous entourent.