bagnolebaiseballonbambinbarbonbâtibi-bopbioblanchebouffebourdieu

S’interroger sur le mystère que vient introduire le non-humain dans la vie ordinaire des êtres humains avec Arnaud Esquerre

Explorer les frontières entre art et recherche, le dialogue urbain entre humains et non-humains, avec Arnaud Esquerre, sociologue et directeur du laboratoire IRIS (Institut de Recherche Interdisciplinaire sur les enjeux Sociaux) – dans le cadre de la prochaine édition du cycle de colloques Crafting a Sonic Urbanism dirigés par Theatrum Mundi, en collaboration avec IRIS (EHESS) : jeudi 18 mars.

More-than-human Publics – John Bingham-Hall © John Bingham-Hall

« Traiter de problématiques politiques via le rapport à l’espace urbain et la possibilité d’y réfléchir par des formes artistiques est une singularité. »

Henri Guette pour bitume Avec le laboratoire IRIS, vous êtes engagé sur le programme de recherche Crafting a Sonic Urbanism, depuis la deuxième édition intitulée « Political voices ». Comment se sont recoupés vos objets de recherches et vos démarches avec celles de Theatrum Mundi ?

Arnaud Esquerre — La collaboration avec Theatrum Mundi s’est mise en place de manière progressive. L’une des grandes forces de Theatrum Mundi est d’associer ensemble artistes, architectes, urbanistes et universitaires. L’IRIS est constitué d’universitaires, et notre apport est donc académique. L’originalité de Theatrum Mjundi – notamment en France – réside dans le fait de proposer des projets qui ne sont pas seulement interdisciplinaires, mais des projets singuliers, entre des univers professionnels qui se mélangent peu, même s’ils peuvent se connaître à distance.La manière dont Theatrum Mundi traite de problématiques politiques – via, d’une part, le rapport à l’espace urbain et, d’autre part, en offrant la possibilité d’y réfléchir par des formes artistiques est, aussi, une singularité. Je me suis engagé, initialement, dans Theatrum Mundi, à partir d’un travail réalisé avec Luc Boltanski sur la manière dont certaines villes se sont transformées depuis la fin du XXe siècle par ce que nous appelons une « économie de l’enrichissement » : c’est à dire une économie qui – par une exploitation des récits du passé – peut modifier une ville en associant ensemble l’art, la culture, le patrimoine, le luxe, et le tourisme. On peut penser à des villes comme Venise, Bilbao, Barcelone, ou Paris.

« Se laisser surprendre, se laisser déplacer et instaurer un dialogue qui n’a rien d’évident, avec ses silences et ses malentendus. »

Henri Guette pour bitume Crafting a Sonic Urbanism s’appuie, non seulement, sur des chercheurs en sociologie et urbanisme mais également des artistes, ce qui est visible par un programme d’expositions et de performances. Comment appréhendez-vous cette place laissée aux artistes ?

Arnaud Esquerre — Les relations entre artistes et universitaires sont le plus fréquemment pensées dans un rapport de mises en valeur des œuvres d’art par des universitaires ou des théoricien.ne.s. Ces dernier.e.s sont ainsi souvent invité.e.s à produire des récits ou des commentaires dans des catalogues d’exposition. Dans un autre genre usuel de relations, des artistes s’appuient sur des écrits des sciences humaines et sociales pour justifier leurs œuvres, et peuvent exploiter des textes, voire mettre en scène des auteurs ou autrices de sciences humaines et sociales. Dans ces deux formes de rapports, les sciences humaines et sociales sont utilisées au service de l’art. Les artistes se mettent eux-mêmes rarement au service des sciences humaines et sociales, et lorsqu’ils ou elles le font, ils ou elles ont généralement pour intention exprimée d’édifier les spectateurs par leurs œuvres. Le résultat étant presqu’inévitablement des œuvres sans mystère et des théories simplifiées jusqu’au simplisme.
La particularité des manifestations proposées par Theatrum Mundi est de faire réfléchir ensemble artiste et universitaire à partir d’un sujet – en l’occurrence : le son dans l’espace urbain -, et de faire apparaître comment cette question peut être saisie différemment par des approches académiques ou artistiques. Theatrum Mundi nous invite à travailler aux frontières de l’une et de l’autre, sur un même plan, et non pas en mettant la première au service de la seconde. Cela demande de se laisser surprendre et de se laisser déplacer par les propositions de l’une et de l’autre, et d’instaurer un dialogue qui n’a rien d’évident, avec ses silences et ses malentendus.

Critical Disturbance – Natassja Simensky © Natassja Simensky
The State of Things – Sara Rodrigues, 2017 © Sara Rodrigues

« En disant non-humain : on ouvre à la fois à des animaux, des végétaux, des pierres, et à tout artefact qui émet un son, ou une onde sonore. »

Henri Guette pour bitume Vous poursuivez ce compagnonnage avec cette nouvelle édition « À l’écoute de la voix non-humaine ». Pouvez-vous nous expliquer comment cette problématique prolonge la précédente ?

Arnaud Esquerre — Lors de la précédente édition, nous nous sommes intéressés aux voix politiques en ville. Nous nous étions demandés notamment comment des voix de la contestation pouvaient se faire entendre dans l’espace urbain, sans être recouvertes par un bavardage, comment il était possible de prendre la parole, de donner de la voix, et quels étaient les espaces de silence imposé. Mais nous étions restés cantonnés à des voix humaines. L’idée pour ce nouveau temps de discussions est d’élargir au non-humain la réflexion sur la manière dont des voix sont émises et entendues en ville. En disant non-humain, on l’ouvre à la fois à des animaux, des végétaux, des pierres, et à tout artefact qui émet un son, ou une onde sonore. Un enjeu est de déterminer à partir de quel moment écouter un son non-humain peut être considéré comme entendre une voix, et si un dialogue peut s’engager. L’horizon reste toujours politique : il s’agit – dans un collectif occupant un espace – de donner une place à des êtres non-humains, non pas les rendant visibles, mais audibles.

Your Mating Call Is Important To Us : A Sonic Apothecary for Synanthropes – The Sousrealists © The Sousrealists

« S’interroger sur le mystère que vient introduire ce non-humain dans la vie ordinaire des êtres humains. »

Henri Guette pour bitume Auteur vous-même d’une Théorie des évènements extraterrestres, comment situez-vous ce non-humain dans les recherches en sciences sociales ?

Arnaud Esquerre — Depuis les années 1980-1990, se sont développées, depuis les sciences studies, des théories qui prennent en compte davantage les non-humains dans la manière dont ils s’articulent en réseau avec des humains. Ces non-humains peuvent être aussi bien des robots, des virus, des lichens, ou des merles. Dans le même temps, on a pris en compte aussi le fait qu’en anthropologie des artefacts pouvaient être dotés d’une capacité d’action en relation avec des humains vivants. Ces travaux, et notamment ceux de Bruno Latour, ont pris un élan particulièrement important avec la prise de conscience du changement climatique et du concept d’anthropocène, parce qu’il a fallu prendre en compte dans l’organisation de la vie collective humaine l’ensemble des non-humains à la surface terrestre.
Une question qui se pose, c’est de savoir quel genre de relation des humains entretiennent avec ces êtres non-humains, puisqu’ils ont des modes d’existence très variés. Or, il me semble qu’une approche possible est de s’interroger sur le mystère que vient introduire ce non-humain dans la vie ordinaire des êtres humains. Lorsque j’ai travaillé sur des évènements extraterrestres, la question était : “Qu’est ce qui vient troubler l’expérience vécue routinière d’humains, et qui leur apparaît comme étant non-humain ? Que sont ces signes qu’ils ne savent pas qualifier, sur lesquels ils ont une hésitation et qui relèvent d’un genre fantastique quand ils relatent leurs expériences vécues ?” J’ai adopté dans mes travaux cette façon d’appréhender le non-humain, mais qui en est une parmi de nombreuses autres.

When Parrots of Tehran Confess – Elahe Karimnia & Sepideh Karami © Elahe Karimnia & Sepideh Karami

« Réorganiser sa vie en ville par rapport à des ondes à rendre visible, audible, perceptible. »

Henri Guette pour bitume Vous dirigez particulièrement la session « Lively materiality » qui s’intéresse aux sons que produisent les technologies et au paysage sonore induit par la machinerie urbaine. Quel est votre regard sur ces phénomènes ?

Arnaud Esquerre — La question commune aux trois présentations de la session est celle de rendre visible, audible, perceptible des ondes ou bien auxquelles on ne prête pas attention, ou bien que l’on considère comme étant des bruits de fond, voire des nuisances, comme le bourdonnement d’un poste de transformateur électrique. Soient trois démarches possibles : celle de rendre visible ce qui est sonore dans l’intervention
« Paysages sonores curvilignes » ; celle de rendre audible ce qui est sonore en proposant de faire écouter un son auquel on ne prête pas attention, en l’occurrence, le bruit de postes de transformateurs électriques ; et enfin en considérant des ondes qui ne sont pas sonore mais perceptibles par certains, en s’appuyant sur des matériaux auxquels on donne la possibilité de leur opposer une résistance. Dans tous les cas, cette session invite à réorganiser sa vie en ville par rapport à ces ondes.

✒️  Entretien réalisé par Henri Guette pour bitume • jigsaw

Arnaud Esquerre © DR

Qui est Arnaud Esquerre ? 

Arnaud Esquerre est sociologue, chargé de recherche au CNRS, et directeur de l’Institut de Recherche Interdisciplinaire sur les enjeux Sociaux (IRIS – CNRS, EHESS, INSERM, Université Sorbonne Paris Nord).Auteur de plusieurs ouvrages, il a travaillé sur les déplacements de l’Etat contemporain, mettant l’accent sur le rapport au psychisme (à travers la question de la « manipulation mentale » associée aux groupes qualifiés de « sectes »), sur le rapport au corps (l’angle choisi portant sur les corps morts), et sur le rapport à la censure cinématographique. Arnaud Esquerre a exploré ce que l’on considère en général comme des « croyances », en s’attachant à étudier différentes formes d’énoncés, tels que les prédictions de fin du monde, les prédictions astrologiques, les récits rapportant des événements extraterrestres. Avec Luc Boltanski, il a travaillé sur des changements du capitalisme liée à une économie dite « de l’enrichissement » qui exploite le passé.

Qu’est-ce que Sonic Urbanism ? 

Dans le cadre de Sonic Urbanism — projet d’étude et d’exploration des problématiques du son dans la ville, initié en 2018 par Theatrum Mundi, Crafting a Sonic Urbanism est un cycle de colloques dirigés par Theatrum Mundi — centre de recherche urbain indépendant implanté à Londres et à Paris. Après les premières éditions du colloque à la Maison des Sciences de l’Homme Paris Nord en 2018 et en 2019, la troisième édition du colloque – centré autour du thème « À l’écoute de la vie non-humaine » – se tient depuis Paris, à la Gaité Lyrique, dans quelques jours : le 18 mars. En octobre dernier, un appel à participations a été lancé à destination de chercheurs, d’artistes et de professionnels travaillant sur ces questions.
Pour la deuxième année consécutive, Theatrum Mundi collabore avec l’Institut de Recherche Interdisciplinaire sur les enjeux Sociaux (IRIS) intégré à l’EHESS (Écoles des Hautes Études en Sciences Sociales) afin d’interroger la façon dont le son peut ouvrir de nouvelles perspectives en termes d’aménagement urbain, et de nouvelles manières d’aborder ces questions. Au-delà du paysage sonore en tant que produit de la vie urbaine, l’enjeu est de cartographier les usages contemporains intégrant les problématiques de son dans leur réflexion afin de révéler d’autres phénomènes urbains, et utilisant des méthodologies sonores pour intervenir dans ces derniers. Theatrum Mundi présente, en parallèle, une exposition en ligne de films d’artistes, architectes, chercheurs nous invitant à porter notre attention sur les voix non-humaines qui nous entourent.