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La nouvelle revue qui s’adresse à l’œil pour une exploration inédite de la recherche-création avec .able

« Faire intervenir les savoirs dans une action transformatrice au quotidien » Klaus Fruchtnis

La recherche-création et celles et ceux qui s’en emparent ont beaucoup à dire du monde qui les entoure et de son évolution permanente. Mais comment en rendre compte de manière sensible, juste, et inclusive ? 

C’est le pari de .able, la toute nouvelle revue entièrement visuelle, multisupports, trilingue (française, anglaise et espagnole) – en accès libre – qui publie, par l’image, la recherche à l’intersection des arts, du design et des sciences. Point de transmission de la recherche-création et de départ d’actions potentielles qu’elle espère voir se concrétiser et se déployer dans le réel, .able est le fruit de réflexions et de développements menés par une trentaine de partenaires à travers le monde à l’initiative de la Chaire arts & sciences de l’École polytechnique, de l’École des Arts Décoratifs et de la Fondation Daniel et Nina Carasso. 

.able est éditée par Actar Publishers (Barcelone – New York).

Après le lancement francophone, la semaine dernière — jigsaw donne à partager une exploration inédite de la genèse et des enjeux d’.able menée par Horya Makhlouf pour jigsaw • bitume.

Le temps d’un entretien, en fil rouge, avec ses membres fondateurs pionniers issus de divers champs de la connaissance et de la transmission : Samuel Bianchini, Anne Bationo-Tillon, Klaus Fruchtnis, Gwenaëlle Lallemand et Pauline Personeni.

.able : www.journal-able.org © .able

« La question du partage de connaissances, mais aussi d’expériences, est centrale » Samuel Bianchini

jigsaw – Recherche-action, sciences, technologies, art, arts décoratifs, citoyenneté : avec .able, vous vous situez à la lisière entre différents champs de la connaissance, de pratiques de transmission et d’engagement sociétal. Comment envisagez-vous les circulations entre tous ces domaines ? Ce aussi bien d’un point de vue théorique qu’en pratique : quel est le rôle et la place des trois tutelles que sont l’École des Arts Décoratifs, la Fondation Daniel et Nina Carasso et Actar Éditions dans le développement et le fonctionnement de .able ?

Samuel Bianchini – Un point central concerne les nouveaux modes de partage de connaissances, mais aussi d’expériences, provenant de la recherche. Il y a là une question qui nous concerne à la fois en tant qu’artistes, designers et chercheur·e·s. Comment partager des expériences qui ne peuvent nécessairement être converties en connaissance verbalisables ? Ils nous intéressent d’être à cet endroit-là, de relever le défi éditorial consistant à publier des formes essentiellement non-textuelles qui proviennent d’expériences et qui peuvent permettre des expériences. Notre entrée est d’abord celle de l’expérience : visuelle et sensible pour permettre d’accéder ensuite à des connaissances d’un autre ordre.

Klaus Fruchtnis – La Fondation Daniel et Nina Carasso, que je représente ici, a été très intéressée par ces croisements entre arts, sciences, technologies et citoyenneté, depuis très longtemps. Depuis sa création en 2010, la thématique Arts, sciences et société est la plus ancienne que nous ayons jusqu’à aujourd’hui et constitue un programme à part entière. Pour nous, ce qui ressort de ces travaux et de ces circulations entre les différents domaines de la connaissance, c’est justement la possibilité d’effectuer un travail de composition des savoirs : où l’on apprend véritablement à les penser comme étant connectés. Cela signifie qu’ils ne sont ni autonomes ni interchangeables, mais reliés entre eux. Des alliances qui nous intéressent particulièrement, permettant de faire intervenir les savoirs dans une action transformatrice dans le réel, au quotidien. Nous y voyons un fil conducteur quant à la façon dont l’art peut jouer pleinement son rôle citoyen, et nous essayons ainsi de développer une telle approche dans nos programmes, avec la Chaire arts et sciences, ainsi que dans le cadre de notre collaboration avec .able.

On parle souvent – à la Fondation Daniel et Nina Carasso – d’une société « apprenante ». Ces croisements que vous évoquez sont extrêmement importants pour nous. La façon dont nous travaillons avec .able est assez similaire à celle que nous avons en même temps avec la Chaire arts & sciences. Elle repose d’abord sur un travail de confiance. Nous avons en face de nous des partenaires stratégiques qui ont un savoir-faire exemplaire ; notre rôle est de les accompagner. Notre place en tant que tutelle se situe donc dans ce travail d’accompagnement, évidemment financier d’une part, mais aussi sur le projet lui-même. C’est un sujet qui m’intéresse aussi personnellement en tant que chercheur. Je réponds ainsi aux invitations de l’équipe éditoriale d’.able, de Samuel, pour explorer des articles, assurer des reviews d’articles ou donner des conseils plus transversaux. Ce travail repose aussi sur la grande confiance que nous avons construite avec Samuel depuis le début de la Chaire arts et sciences.

Article .able : Pétrification par Emile de Visscher & Ophélie Maurus

« Avec .able, se joue l’exploration de récits alternatifs par l’image pour trouver d’autres formes, plus sensibles, de restitution des recherches » Anne Bationo Tillon

Samuel Bianchini – .able est un travail qui n’est pas seulement d’équipe, mais qui implique, depuis ses débuts, une petite communauté qui s’élargit au fil des mois. En amont même de la constitution de l’équipe actuelle, .able a toujours été conçu dans le dialogue avec, par exemple, des anthropologues et des collègues qui, à partir du champ des sciences humaines et sociales, nous ont incités à prendre des risques. Anne Bationo Tillon, qui pratique notamment, au quotidien, le passage entre ces mondes précisément, le sait. .able a pris du temps. De nombreuses réunions et discussions ont permis, progressivement, à l’objet de se poser dans son principe et sa mise en œuvre a pu s’initier avec des designers. L’ensemble de l’équipe dédiée à .able s’est alors constituée. C’est un travail de longue haleine qui a été rendu possible grâce au contexte de la Chaire arts et sciences. C’est un travail de raffinement aussi. La première forme envisagée a finalement été abandonnée, en préférant la simplification au profit de l’expérience et de la possibilité de distribution et de partage.

Pauline Personeni – Au départ, il peut paraître contre-intuitif pour un éditeur de livres de s’associer à un projet où l’image est plus importante que les mots ! En fait, pas du tout. C’est même l’inverse. C’est ce qui nous a convaincu chez Actar. Pour que le contenu soit compréhensible, le travail d’éditeur est essentiel : il consiste à nettoyer au maximum jusqu’à garder ce qui est, non pas, le plus pur mais le plus éloquent. Ce qui permet à toutes celles & ceux qui auront cet objet entre les mains d’immédiatement comprendre ce dont il s’agit. On publie également beaucoup de livres d’architecture et d’urbanisme, donc, pour nous, il est important de mettre l’image au premier plan. C’est plutôt intuitif et cela nous plaît beaucoup. 
De ce que dit Samuel sur l’ensemble du travail qui a été établi en amont, je pense qu’il faut aussi noter – et même féliciter – le fait que le site web qui est la plateforme principale d’.able, est très bien étudié et compréhensible. Ce qui n’est pas toujours le cas pour de tels projets. Généralement, on abandonne un peu la forme, de la même manière que certains auteurs travaillent tellement leur texte en profondeur que plus personne ne peut finalement le comprendre… Ici, la plateforme web est vraiment conçu pour que son contenu soit compréhensible par tou·te·s et permette l’appropriation.

Anne Bationo Tillon – Je voudrais souligner la dimension collective des publications pour .able : il y a une rencontre transdisciplinaire de préoccupations de personnes qui s’inscrivent dans le champ de la recherche, de l’édition, du design. Je suis chercheure en ergonomie. Avec .able, se joue l’exploration de récits alternatifs par l’image pour trouver d’autres formes, plus sensibles, de restitution des recherches. C’est une préoccupation très actuelle dans le champ de la recherche en sciences humaines et sociales, notamment dans le champ de l’anthropologie. Une question qui nous anime particulièrement – Samuel Bianchini, moi-même – ainsi que l’anthropologue Francesca Cozzolino avec laquelle nous travaillons depuis de longues années. 
Trouver d’autres formes de restitution des recherches est une conséquence de l’ouverture de l’adressage. Il s’agit de s’adresser à la société, par-delà les communautés scientifiques et artistiques, d’ouvrir l’adressage, mais aussi, pour l’anthropologie et l’ergonomie par exemple, de pouvoir faire retour auprès des personnes avec lesquelles on a travaillé. C’est ici un point important, un nœud majeur qui nous relie. 
Par ailleurs, j’ai été marquée dans mon expérience de contributrice par cette dimension collective du travail. Notre article résulte d’un travail commun qui a réuni un photographe Arno Gisinger, un designer Dimitri Charelle ainsi qu’une éditrice Gwenaëlle Lallemand qui a joué un rôle de coordination important tout au long du processus. Une expérience de co-création et de co-conception remarquable. 
Enfin, .able radicalise la réflexion autour du statut de l’image aux différentes étapes de la recherche. En imposant un format avec très peu de texte, en radicalisant la forme, .able nous a invité à réfléchir à comment problématiser par l’image. C’est un questionnement passionnant et fabuleux pour la recherche-création. Comment restituer des analyses de recherche sans clôturer l’analyse ? Comment restituer une problématique de recherche de manière ouverte, sensible, praticable et expérimentable par les publics ?

Article .able : ozu en 2.5d par Ho Tzu Nyen & Clélia Zernik

« La dimension internationale d’.able est essentielle, avec 35 partenaires dans le monde entier » Samuel Bianchini

jigsaw – .able ouvre aussi l’adressage de manière très pragmatique avec son déploiement quasi-total dans le numérique, jouant sur sa faculté à s’étendre par-delà les frontières… Quelle est l’ambition géographique de .able ? Jusqu’où espérez-vous rayonner ? 

Samuel Bianchini – .able compte aujourd’hui 35 partenaires sur l’ensemble des continents. Ils sont moins nombreux dans le Sud et nous cherchons actuellement à augmenter leurs présences, en particulier en Amérique du Sud et en Afrique. Actar est un éditeur espagnol, installé à Barcelone et à New York. La Fondation Daniel et Nina Carasso est franco-espagnole. La dimension internationale d’.able est essentielle. La question linguistique en particulier. Nous avons commencé par publier en anglais pour être très international, et des partenaires mexicains, notamment, ont été très réactifs, en nous partageant qu’ils étaient fatigués de cet impérialisme linguistique anglo-saxon en recherche. D’emblée, ils nous ont poussés à questionner ce choix. On aimerait pouvoir publier dans n’importe quelle langue, en version originale et, traduire vers quelques autres langues. 
Aujourd’hui, nous passons de l’anglais à une version trilingue, en publiant aussi en espagnol et en français. Nous privilégions des versions originales dans les trois langues. Un engagement collectif important. Il y a un décentrement, même si, il faut le reconnaître, .able part de la Chaire arts et sciences qui était d’abord positionnée en Île-de-France, puisque c’est entre Paris et Saclay. Mais, au-delà, le premier noyau francilien et français est devenu européen avec un axe franco-espagnol et puis, plus largement, avec une ouverture sur l’ensemble du monde.

Pauline Personeni – Ce n’est pas tant une question géographique qu’une question linguistique. Avec .able, on enlève énormément de barrières et on s’ouvre à une multitude. Samuel le disait, Actar Publishers est basée entre Barcelone et New York, et déploie donc déjà une couverture relativement grande, qui nous permet aussi de publier en Amérique latine ou encore dans les pays arabes. Cette liste de partenaires issus du monde entier nous a beaucoup attirés chez .able. Nous sommes multilingues chez Actar, nous permettant d’avoir un catalogue issu de nombreux territoires internationaux. Je suis moi-même trilingue mais c’est inédit de d’utiliser ces différentes langues sur un même projet. On parle français avec l’équipe de production d’.able, mais quand on est en réunion avec notre éditeur en chef ou des interviews, on parle anglais. Quand on démarche des auteurs, qu’on les aide dans le processus d’édition, c’est en espagnol. .able est un mélange permanent !

Gwenaelle Lallemand – Le positionnement radical de .able est choisi et revendiqué : on défend la réflexivité par l’image. Les volumes textuels relativement restreints que nous publions ont aussi comme intérêt de permettre les traductions. Pour que tou·te·s puissent se les approprier, de partout. L’image est peut-être – en tout cas, on l’espère ) davantage universelle que l’est une langue que l’on ne parle pas. Sur la question des publics, lecteur·trice·s pionniers d’.able, nous sommes heureux·se·s de pouvoir constater qu’il n’y a que quelques pays d’où nous n’avons aucune visite. Nous avons en effet eu au moins une visite en provenance de chaque pays du monde, à part une petite dizaine !

Article .able : all-embracing view par Anne Bationo-Tillon & Arno Gisinger

«Les créateurs issus des domaines de l’art, du design comme de l’architecture sont au-cœur de problématiques écologiques et imaginent une façon nouvelle d’habiter le monde et de repenser notre relation à l’environnement » Samuel Bianchini

Samuel Bianchini – Comme l’indique Klaus sur la composition des savoirs, .able est une revue dont l’ambition est de rendre compte de projets pluridisciplinaires qui portent sur des problématiques contemporaines, sociopolitiques, avec une dominante environnementale. On le voit naturellement, de plus en plus, des créateurs issus des domaines de l’art, du design comme de l’architecture sont au-cœur de problématiques écologiques et imaginent une façon nouvelle d’habiter le monde et de repenser notre relation à l’environnement.
On parle de « vivant » : une notion complexe que nous travaillons, que nous débattons, depuis longtemps. Avec notre Chaire arts et sciences, nous avons d’ailleurs, par exemple, participé activement à l’exposition La fabrique du vivant présentée au Centre Pompidou, en 2019, qui posait la question sur son titre-même. .able n’est pas thématisé. Il n’y a pas de numéro : nous sommes à l’écoute en « bottom up » des sujets qui nous sont proposés par les auteurs et autrices. .able nous permet d’aborder également la manière de renouer avec des recherches non-académiques, plutôt portés par des savoirs alternatifs, vernaculaires, situés et parfois négligés voire méprisés ou instrumentalisés. Il est important d’être ouverts à comment faire et penser alternativement, notammment quant aux protocoles. Klaus, d’ailleurs, tu parles ici au nom de la fondation mais tu mènes actuellement – en ton nom, une recherche sur des questions qui touchent à l’art citoyen : un engagement qui permet de renforcer le fait précieux que l’on habite tout simplement un même monde.

Klaus Fruchtnis – Oui, et on traite ici peut-être de l’un des aspects le plus important de .able : l’exigence académique. Créer un nouvel art de vivre et habiter parmi les vivants passe aussi par la recherche. L’ouverture d’.able au grand public est fondamentale et permise à travers les différentes modalités que l’on propose. À la Fondation, nous sommes très préoccupés par les manières dont on s’adresse aux différents publics. La Fondation a toujours été vigilante à ce que nous pouvons appeler les publics « éloignés » ou « empêchés » : ces publics qui n’ont pas un accès direct et facilité à des contenus de tous types. Celles & ceux qui n’ont pas accès à ce nouveau mode de vie se trouvent souvent en dehors des grandes métropoles. Tout le travail que l’on déploie, via la Chaire arts & sciences ou par les différents dispositifs mis en œuvre a été pensé pour un public le plus large possible. C’est ce qui fait la force d’une plateforme numérique aujourd’hui ; et c’est ce qui fait que nous, en tant que Fondation, souhaitons nous investir de plus en plus dans ces domaines. Le fil conducteur de notre plan stratégique est la transition écologique. Le monde culturel et artistique est loin de pouvoir répondre à 100% à la problématique. Nous voyons dans le numérique une possibilité de pouvoir adresser des messages — qu’ils soient politiques, écologiques, économiques ou sociaux. Même si le numérique peut parfois aussi faire peur et peut créer des fossés. Je ne pense pas que nous soyons tout à fait prêts à plonger dans le 100% numérique, mais il y a beaucoup à construire avec les possibles augmentés et décuplés du numérique.

Article .able : Chaitén : terre des volcans par Karen Holmberg, Andres Burbano, Constanza Gomez, PierrePuentes, Javiera Letelier, Amy Donovan, Julie Morin, Rory Walsh & Thierry Dupradou

« Les publics d’.able, les plus présents à ce jour sur la plateforme web sont les 30-40 ans et les 40-50 ans et les plus connectés sur les réseaux sociaux sont plutôt les 20-30 ans » Gwenaelle Lallemand

Anne Bationo Tillon – Il y a des enjeux épistémologiques & sociétaux autour de la question d’habiter des mondes mouvants, en mutation : il faut pouvoir renouveler à la fois nos formes de sensibilité et les formes de connaissance pour pouvoir les investir, les habiter. C’est là que se situent, pour moi, la recherche-création et la proposition précise de .able d’aller vers des formes de publication par l’image via des collaborations chercheurs-artistes. 

Gwenaelle Lallemand – Les publics d’.able les plus présents, depuis les premiers mois de publication, sur la plateforme web sont les 30-40 ans et les 40-50 ans. Les plus connectés sur les réseaux sociaux d’.able sont plutôt les 20-30 ans. Nous proposons avec le scroll/défilement, d’utiliser un geste de consultation aussi courant que puissant mais pour un contenu qui n’a pas forcément sa place sur les réseaux sociaux : la recherche. Avec .able, nous nous intéressons à cet endroit, précisément, où énormément de personnes – surtout des jeunes – sont présents et « addicts » au scroll. L’idée consiste ainsi à tenter de profiter de cette addiction et de ses codes pour y introduire un autre contenu, et lui donner une place. Sur Instagram, l’image est déjà centrale. On cherche alors à comprendre les codes, comment les followers les utilisent et comment est-ce que nous, avec .able, on peut se les approprier et les appliquer à la recherche-création et à la recherche interdisciplinaire pour pouvoir toucher des publics différents de nos seuls pairs.

Article .able : going with the flow par Acer saccharum, Christoforos Pappas, Daniel Kneeshaw, Gisèle Trudel, Marie-Eve Morissette

« .able relève un véritable enjeu d’éducation aux médias » Anne Bationo Tillon

Anne Bationo Tillon – Je suis complètement d’accord. Et, en tant que professeure en éducation numérique, je trouve qu’il y a aussi un véritable enjeu d’éducation aux médias. En proposant d’autres formes de lecture des images produites par la recherche, .able relève un véritable enjeu d’éducation aux médias.

Pauline Personeni – Pour moi, le support digital de .able est presque un prétexte. Il est issu d’une longue recherche et d’énormément de travail, bien sûr, mais je trouve cet objet entièrement numérique très intéressant comme point d’entrée vers autre chose. Il permet de stimuler des designers, des photographes et, d’autres, plus éloignés – qui n’ont jamais fait d’anthropologie, qui ne se sont jamais intéressés à la vie des volcans au Chili – à se croiser sur ces images, à se rencontrer et à se parler. En novembre, le lancement de .able à Paris, puis à Madrid, après un moment à Barcelone permettent aux contributeur·trice·s de .able de se rencontrer, pour la plupart, pour la première fois : « en vrai ». C’est sans doute la partie qui m’anime le plus, personnellement : celle de pouvoir rencontrer les auteur·trice·s qui sont derrière les publications. À Barcelone, sept ou huit auteur·trice·s sont venus présenter leurs œuvres, et on pouvait échanger tous ensemble. Le numérique était le support de la présentation des auteur·trice·s et de toutes ces rencontres. Ces rencontres sont ponctuelles dans le projet de .able mais tout aussi importantes. Et puis, il ne faut pas oublier non plus que le numérique se touche aussi, et qu’il est possible d’imprimer .able, à la demande.

Samuel Bianchini – On souhaite stimuler davantage la possibilité d’imprimer et de se fabriquer sa propre revue – qui d’ailleurs peut ne pas être imprimé sur papier, ou l’être avec un impact écologique moindre via une éco-impression réclamant moins d’encre. Avec Actar et Lulu – le système d’impression à la demande que l’on a choisi et qui repose aussi sur une expertise de personnalités percutantes du monde du libre et de Linux.

Pauline Personeni – Il y a beaucoup de questions qui se posent sur la version imprimée. La première, que tu soulevais, Anne, concerne notre manière de repenser certains formats numériques : le scroll, le zoom et ce genre de choses. Pourquoi les remettrait-on sur de l’imprimé ? C’est une vraie question de trouver comment traduire ce scroll en version imprimée. Mais la version imprimée de .able est aussi une manière de rendre chaque personne derrière son ordinateur capable de devenir éditeur, de choisir son contenu et de l’agencer ensemble. C’est là encore une question très intéressante. Est-ce que les gens sont capables de le faire ? Est-ce qu’ils n’auront pas besoin d’être challengés parce qu’ils pourraient se tourner un peu trop directement sur les seuls sujets qui le concernent ? Ou est-ce que certaines personnalités pourraient faire leur propre .able, qui challengerait les idées d’autres à leur suite ? Il y a beaucoup de pistes de recherche là-dessus, mais sur lesquelles nous nous pencherons plus tard, après le lancement trilingue.

Article .able : tenir par Jean-Robert Dantou, Florence Weber & Ninon Bonzom

« Faire communauté » Gwenaelle Lallemand

jigsaw – Le virtuel et le numérique doivent-ils forcément, à un moment, se transformer dans le réel par ces rencontres ou cette version papier ? Ou bien y a-t-il des modalités d’échanges qui existent et qui soient purement numériques ? Comment pensez-vous les circulations entre ces deux volets ?

Gwenaelle Lallemand – Oui, il y a un vrai enjeu pour nous à avoir des événements qui seront aussi entièrement numériques, sur Zoom mais aussi sur les réseaux sociaux, pour proposer un contenu mais aussi pour pouvoir créer un esprit de communauté. C’est d’ailleurs un des enjeux de .able à encore affiner, mais qui est très présent : faire communauté, et ce au-delà de nos communautés disciplinaires. 
On aimerait faire en sorte également que les retours et les questions-réponses qui ont lieu à la fin de tout webinaire ou conférence soient fluides, naturellement. On a encore du mal à activer cette interaction sur les réseaux sociaux mais on essaie de créer de l’engagement et de récolter les retours que l’on a pour les incorporer à la plateforme. C’est là tout un pan que l’on aimerait développer dans les années à venir : que les sphères numériques d’.able soient aussi des endroits de débat et de discussions, comme les endroits physiques le sont actuellement.

Pauline Personeni – La question n’est pas tant d’inventer quelque chose de nouveau ou une nouvelle manière d’interagir sur le digital, mais de devenir meilleur avec ce que l’on a déjà. Anne disait que .able se sert de ces choses qui existent déjà pour les réinventer et les approfondir. Je pense aussi que c’est ce vers quoi on tend : se servir mieux d’outils qui existent déjà.

Samuel Bianchini – Le caractère « participatif  » des publics d’.able nous interpelle. Le numérique permet d’être distribué à travers le monde et de réfléchir au déploiement d’.able avec de nombreux partenaires. Nous avons récemment été présents au RIAC – Rencontre Internationale d’Art Contemporain à Brazzaville, qui est, avec un autre partenaire ghanéen, le deuxième partenaire africain d’.able. À Paris, le partenaire institutionnel artistique d’.able est LE BAL, dont le positionnement à la fois artistique et sociétal permet un important travail d’éducation à l’image.
Par ailleur, les réseaux sociaux nous permettent des interactions avec les publics connectés. Il est important pour nous de multiplier les possibilités de débats et de retours directs des publics, en les éditorialisant – soit en présentiel, soit sur les réseaux sociaux. 

Article .able : l’alchimie de la couleur par Olga Flór & Jean-Marc Chomaz

« C’est parce que l’image est extrêmement attractive que l’on peut scroller à l’infini sur son smartphone, c’est viscéral » Pauline Personeni

jigsaw – L’élargissement des modalités de la recherche et de son rendu va de pair, vous l’avez dit, avec celui des publics. Comment concilier l’attention que l’on a sur les réseaux sociaux avec celle que nécessite la recherche, qui se situerait moins dans le scroll/défilement que les premiers ? Comment transmettre des connaissances d’une sphère à l’autre sans appauvrir le contenu ? 

Gwenaelle Lallemand – Être addict au scroll n’implique pas forcément de ne pas avoir l’attention nécessaire aux contenus que l’on fait défiler. Le type d’attention sur un réseau social est simplement différent et, sur les plateformes, il y a un effort à faire pour cliquer sur un lien. C’est ce qu’il y a de plus challengeant. L’enjeu pour nous est donc de ne pas avoir à stimuler ce geste trop tôt. Dans une configuration plus traditionnelle, une communication renverrait sur la plateforme .able afin de lire l’article sur la pétrification, par exemple, avant de swiper sur la story suivante. Là, le swipe nous fait voir d’autres images de cet article avant de renvoyer vers un lien. Et puis, dans la même idée d’accompagner les clics, on joue sur les références communes des publics, y compris celles à la culture populaire. Pour le sujet sur la pétrification, on a convoqué Le Monde de Narnia par exemple. On a intégré une image en story, que les personnes qui ont grandi avec Narnia ont reconnu immédiatement. Et on a continué, story après story, jusqu’à ce que le lien avec la pétrification se tisse, comme naturellement. Alors, au-delà de la question de Narnia, se pose celle de la pétrification et de comment elle pourrait, dans un futur proche, être un moyen d’archiver des connaissances sur le vivant qui disparaît. Pétrifier un objet permettrait alors de sauvegarder le fait qu’il existait. C’est un sujet qui m’intéresse personnellement, parce que j’ai des épisodes éco-anxieux. C’est intéressant d’avoir un projet qui parle de ça. 
L’idée est de s’adapter à l’endroit où l’on poste et aux personnes que l’on y rencontre pour essayer de les connecter par autant de points d’entrée différents. Le point d’entrée visuel ou le jeu sur la référence suscitent l’engagement qui nous permettra ensuite de complexifier le discours. Plus on continuera à swiper dans la story, plus les contenus seront complexes. Et si on continue, c’est que l’on est d’accord pour aller plus loin. Si les personnes ne se sont intéressées qu’au tiers du contenu, on considère notre pari comme gagné. Parce que si .able n’existait pas, elles n’auraient pas eu la connaissance de l’existence même de cette recherche-création sur le thème de la pétrification et de tout ce que ça peut poser comme question en termes de design, d’archéologie du futur, etc. 
À la fin, les personnes qui veulent aller encore plus loin sont renvoyées à la bibliographie, où l’on trouve des références à Nietzsche, des travaux sur les fonctionnements chimiques de la pétrification et d’autres ressources très avancées. On peut donc aller loin dans le détail, mais l’idée est de débuter toujours très facilement avec de l’interaction, du teaser et des images qui peuvent être impressionnantes visuellement. Une belle image capte toujours l’attention.

Pauline Personeni – C’est parce que l’image est extrêmement attractive que l’on peut scroller à l’infini sur son smartphone, c’est viscéral. Il y a des couleurs, du mouvement, des images et des sons qui donnent envie de regarder son écran, pendant des heures. Les images de .able, peuvent être belles ou moches, mais il y a quelque chose, quand on les regarde, qui fait que l’on a envie de continuer à explorer… Le premier instinct est en général plutôt de l’ordre du visuel et du sensitif. Ensuite, on peut aller plus profondément. Et justement, quand on veut aller plus profondément, il n’y a pas de petite phrase qui nous dit gentiment de venir lire un livre de 350 pages sans aucune image et que l’on a peu de chance de comprendre. Au contraire, il y a encore plus d’images et le minimum de texte possible. On ne peut demander à tout le monde d’avoir envie de lire des « pavés » de 300 pages. En revanche, si quelqu’un se sent plus à l’aise de « regarder » des interviews ou de suivre des séminaires, c’est peut-être cette démultiplication autour de l’image qui est la base première de .able, qui permet de multiplier la chance de trouver le médium qui plaît davantage aux publics, au milieu de tout ce qui leur est donné.

Article .able : Pétrification par Emile de Visscher & Ophélie Maurus

« Dans le champ de l’éducation, expérimenter une publication par l’image pour éveiller et susciter l’intérêt de pédagogues et/ou d’élèves » Anne Bationo Tillon

Anne Bationo Tillon – De mon point de vue de co-auteure d’une publication .able : All-Embracing View, j’ai pu mobiliser cette publication dans un colloque dans lequel nous faisions une communication scientifique classique. Un autre usage consiste à écrire un article ou un chapitre d’ouvrage complémentaire à cette publication visuelle. Il y a encore une autre configuration qui m’intéresse, plutôt dans le champ de l’éducation : expérimenter cette publication par l’image pour éveiller et susciter l’intérêt de pédagogues et/ou d’élèves. Une publication .able pourrait être activée an début d’une séquence pédagogique. Pour donner un exemple d’usage précis, je vais mobiliser ma publication dans un workshop que je vais donner à des enseignants et des artistes à la Haute École pédagogique à Lausanne, pour qu’eux-mêmes puissent, si cela leur parle, remobiliser des publications par l’image de .able au sein de leurs enseignements. Nous avons aussi joué autour de la profondeur historico-culturelle et technique de notre sujet et nous avons choisi le format du pan.able qui nous a permis de mettre en évidence une série de dispositifs de monstration des images – comme les panoramas – mais pas seulement. Le travail photographique qui a été réalisé par Arno Gisinger dans un panorama a ainsi pu être mis en scène et scénographié au sein de la pan.able, pour créer une mise en abîme et une réflexivité sur les dispositifs de monstration des images.

Gwenaelle Lallemand – Il y a un autre défi que l’on demande aux auteur·trice·s, dans une logique de ne pas avoir à appauvrir le contenu, qui réside dans l’attente de textes courts, de seulement 3 000 caractères. L’exercice n’est pas facile. Il y a eu des auteur·trice·s avec lesquels nous avons travaillé qui, au départ pensaient que nous leur demandions 30 000 signes et qui se sont dit qu’ils n’arriveraient pas à rendre un texte aussi succinct. Au début, ils nous en veulent presque mais à la fin, ils sont en général contents d’avoir un texte qui résume en substance l’essence de leur projet de recherche. Ce texte succinct peut ensuite facilement être partagé dans nos communications. Divisé en trois grilles Instagram, il peut être partagé en 1 000 caractères par post ou 15 stories, ce qui reste acceptable et le texte peut ainsi être relayé en intégralité sur nos réseaux sans voir son contenu appauvri, puisqu’il a été pensé, dès le départ, pour ce format-là. On ne coupe jamais drastiquement les contenus qui nous sont transmis et nous pouvons quasiment intégrer la totalité dans nos déclinaisons. 

Article .able : Chaitén : terre des volcans par Karen Holmberg, Andres Burbano, Constanza Gomez, Pierre Puentes, Javiera Letelier, Amy Donovan, Julie Morin, Rory Walsh & Thierry Dupradou

« Le numérique comme levier de démocratie culturelle, d’indépendance ou d’empowerment des communautés scientifiques, sans oublier derrière que ce sont avant tout des scientifiques, des artistes, des publics et des personnes qui font la différence » Klaus Fruchtnis

jigsaw – Vous demandez, aux auteur·trice·s,un véritable travail de médiation de leurs recherches. .able mobilise beaucoup de compétences et de métiers différents, n’est-ce pas vertigineux ?

Samuel Bianchini – Dans sa dimension artistique, .able est un projet de publication et même de “publicisation” qui implique systématiquement une dimension de création, qu’elle soit de l’ordre de l’art ou du design. Anne travaillait, par exemple, déjà avec le photographe-chercheur Arno Gisinger et on leur a proposé de travailler également avec un designer. La question de la forme est fondamentale. On parle d’image, mais on parle aussi de mise en œuvre et de mise en scène de ces images sous des formats particuliers développés par .able : scroll.able, pan.able, zoom.able, story.able, video.able. Intégrer un designer dans les équipes a permis – à travers nos premières expériences – d’apporter des expertises enrichissantes en termes de formes pour composer avec ces formats. Cette qualité et cette exigence permettant de rencontrer des publics plus larges, qui sont sensibles au travail de l’image.

Anne Bationo Tillon – Oui, c’est un point vraiment important. Il y a une forme de dépaysement pour le chercheur confronté à la contrainte qu’évoquait Gwenaëlle de produire un texte succinct, mais c’est une invitation à mettre en forme la problématique, par l’image. C’est passionnant de le faire à plusieurs et, notamment avec les designers, qui ont un rôle clé dans ce travail collectif. Avec eux, la problématique de recherche devient presque une matière à mettre en forme. C’est vraiment intéressant.

Klaus Fruchtnis – Les connaissances et les compétences, ou même les informations parfois complexes et plus académiques, sont transmises par .able au public sans nécessairement les simplifier ou les rendre plus accessibles. Gwenaëlle parlait tout à l’heure de comment, petit à petit, on amène les publics à s’intéresser à des sujets plus complexes. C’est ce cheminement qui est pensé en profondeur et qui fait la force de la transmission générée par .able. Comme le disait Anne aussi déjà, les chercheurs se mettent à la place de la personne qui va lire et font les premiers cet exercice, qui n’est pas facile. Ils essayent d’imaginer cette recherche en sciences sociales ou en sciences dures, dans un rapport intime à l’image. On parle ici de différents langages, ce qui rend la médiation très importante, car elle s’efforce de traduire ce qui est transmis. Je pense que tous ces corps de métier qui se retrouvent autour de cette application et de cette plateforme numérique sont les bienvenus pour essayer de faire passer le message. On évoque souvent le numérique comme levier de démocratie culturelle, d’indépendance ou d’empowerment des communautés scientifiques. Mais il ne faut pas oublier derrière que ce sont avant tout des scientifiques, des artistes, des publics et des personnes qui font la différence. Dans la chaîne de ces projets menés par .able : tous ces rôles qui s’agencent sont extrêmement importants.

Article .able : le premier soufflepar Jonathan Pêpe, Christian Duriez & Jean-Jacques Gay

« Une des ambitions de .able – qui est aussi au cœur de la Chaire arts & sciences – est de stimuler des projets pluridisciplinaires en mesure de répondre aux enjeux complexes actuels de nos sociétés » Samuel Bianchini

jigsaw – Ces interactions bouleversent forcément les pratiques des auteur·trice·s auxquels vous faites appel – qu’ils s’agissent des artistes, des scientifiques ou des publics et qui évoluent d’ordinaire dans des sphères qui restent assez cloisonnées de manière générale. Qu’implique cette dimension de travail collectif dans le domaine de la recherche académique, qui semble encore aujourd’hui peu encline à faire dialoguer des savoirs aussi éloignés ?

Pauline Personeni – C’est sûr qu’habituellement, quand les personnes travaillent en collectif, il s’agit plutôt d’un collectif d’artistes, d’architectes ou d’auteurs, conclu entre plusieurs personnes qui font la même chose et qui sont en total accord. Avec .able, on prend dès le départ deux ou trois personnes pour être les auteur·trice·s – mettons un photographe, une chercheuse et un designer. Soudainement, quelque chose de complètement différent se produit puisque ce sont trois personnes qui n’entrent pas en bataille. Je pense qu’il y a là des jeux d’ego qui disparaissent, au profit d’interrogations sur les interrelations et ce que chaque personne peut apporter au projet sa compétence unique. Le contenu qu’ils produisent ensemble est alors nécessairement très riche. Ce sont des choses auxquelles on n’est pas habitués, alors que c’est comme cela que l’on devrait fonctionner. On ne peut pas tout faire, donc on partage des compétences complémentaires. L’architecte ne va pas aller passer la taloche sur le chantier. C’est aussi bien que chacun puisse exprimer sa propre voix.

Gwenaelle Lallemand – Je nous enlèverais quand même un tout petit peu de crédit, dans le sens où la plupart des articles publiés par .able viennent de collaborations qui préexistaient. Nous n’allons pas forcément, systématiquement, chercher des profils de différentes disciplines en leur demandant de travailler ensemble et en leur promettant d’en sortir grandi… Ils ont déjà un intérêt commun et jouent le jeu par eux-mêmes.

Article .able : imprimer la lumière, 2021 par CITA / Soft Matters © Guro Tyse – Graphisme : Arp is Arp Studio (Dimitri Charrel)

« .able permet de répondre à une exigence sociétale d’élargissement des publics, de transmission de connaissances au-delà des simples communautés savantes et scientifiques » Samuel Bianchini

Samuel Bianchini –Il y a de plus en plus de projets pluridisciplinaires pour répondre aux enjeux complexes actuels de nos sociétés. C’est l’une des ambitions de .able que de les stimuler et de les donner à partager. À l’origine, pour promouvoir la pluridisciplinarité, nous étions même partis sur le principe qu’il n’y aurait pas d’auteur·trice·s uniques. Et finalement, nous avons publié François-Joseph Lapointe qui est professeur de biologie à l’Université de Montréal et artiste. Dans d’autres cas, nous avons créé des collaborations comme avec Ana Piñeyro, par exemple, chercheuse uruguayenne plutôt spécialisée en textile, qui a passé un doctorat au Royal College of Art et qui est maintenant en post-doc chez nous. On lui a proposé d’étudier une publication en dialogue avec un anthropologue, Joffrey Becker, dont les travaux entraient en résonance avec ceux de Ana. Un dialogue entre deux disciplines, une mise en correspondance entre un chercheur et une chercheuse, qui est vraiment productif. Quand le dialogue prend, il donne de l’épaisseur à la recherche et permet aussi sa réflexivité, par les images évidemment – qui sont aussi très belles – provenant de pratiques de design très attentives à la qualité de la matière. Une réflexivité également apportée par le point de vue de Joffrey Becker, qui connaît bien les questions de robotique et d’agentivité des matériaux, qui peuvent ainsi répondre aux recherches d’Ana Piñeyro. 

Avec .able, nous nous appliquons à rendre compte de projets qui préexistent en collectif et en pluridisciplinarité. Également de plus en plus de projets de publications naissent de collectifs qui se constituent à l’occasion d’une contribution pour .able

Aujourd’hui, nous souhaitons aussi travailler davantage avec la sociologie visuelle. On y retrouve des disciplines de sciences humaines et sociales intégrant intrinsèquement le travail collectif & interdisciplinaire. 

La recherche en art et en design se développant, pour répondre à la dimension académique, il y a une attente de rendus écrits envers les artistes et les designers. Pour être reconnu comme chercheur, il faudrait être évalué sur de l’écrit, sur des textes qui découlent de nos pratiques et non pas sur les formes produites. Ce n’est pourtant pas le médium des personnes en art et design. Si on prend le terme de « publication » d’un point de vue purement étymologique, cela signifie d’abord, purement et simplement : « rendre public ». Or, c’est ce que font les arts et le design toute la journée. C’est dans leur ADN. Il y a même un paradoxe à aller demander aux artistes et aux designers de jouer un jeu qui n’est pas du tout le leur pour se convertir à des pratiques de rendu public, alors que c’est leur expertise première. Les sciences sont, aujourd’hui, en crise – elles ne s’adressent plus qu’à elles-mêmes et à leurs propres communautés scientifiques. Quant à leur impact sur la société, les arts et le design apportent un début de réponse avec cette compétence évidente qui est la leur : savoir réaliser des formes qui touchent de larges publics. C’est ce mélange (que nous nommons finalement “publicisation”) que l’on trouve très intéressant et sur lequel on s’appuie avec .able pour essayer d’hybrider les domaines – le monde académique et celui de la création. .able permet ainsi de répondre à une exigence sociétale d’élargissement des publics, de transmission de connaissances au-delà des simples communautés savantes et scientifiques, et donc d’aller toucher des publics autres et par d’autres moyens.

Article .able : Chaitén : terre des volcans par Karen Holmberg, Andres Burbano, Constanza Gomez, Pierre Puentes, Javiera Letelier, Amy Donovan, Julie Morin, Rory Walsh & Thierry Dupradou

« La recherche-création pour aller explorer et accompagner l’indétermination » Anne Bationo Tillon

jigsaw – Y a-t-il une recherche-création publiée par .able qui exemplifierait particulièrement son fonctionnement hybrique ? Qui vous a particulièrement touché ou sur lequel vous avez particulièrement buté ?

Klaus Fruchtnis – Pour ma part, ce serait Chaitén: Land of Volcanoes que l’on a évoqué plus tôt. Je ne connaissais pas du tout cette recherche sur les volcans ni même le problème qui existait. J’ai beaucoup aimé regarder ce projet sous un autre prisme. Il y a presque une pédagogie derrière les images que l’on voit. J’ai trouvé cela assez poétique : le sujet est chargé d’émotions et de problématiques importantes. C’est aussi un projet que j’ai dû présenter à la gouvernance de la Fondation Daniel et Nina Carasso. J’ai donc dû m’en imprégner particulièrement pour réussir à le transmettre, ce qui n’est pas facile. Nous avons essayé de faire comprendre à la gouvernance ce dont il retournait – et donc à un public qui n’était pas forcément formé techniquement pour comprendre ce genre de travail très pointu. En tant que rapporteur du projet auprès de la Fondation Daniel et Nina Carasso, j’ai donc dû d’abord m’approprier ce langage, qui n’était pas le mien non plus, avant de pouvoir l’expliquer. J’avais alors beaucoup apprécié cette découverte et cette expérience.

Gwenaelle Lallemand – Cet article exemplifie très bien le rôle de .able, selon moi. D’abord, il a été conçu, dès le départ, pour être intégré ensuite à un musée et créé à la suite d’une éruption volcanique. Le musée, comme l’article, pointent la particulière résilience dont doit aujourd’hui faire preuve la population de cette région du Chaitén, qui doit s’acclimater à des changements environnementaux importants et les transformer en quelque chose de positif. Le simple fait que l’article ait été créé pour intégrer ce musée, formule une mise en abyme de l’importance de .able qui peut être un outil précieux pour des populations locales ayant subi un désastre et se renouvelant en faisant de la pédagogie autour de leur expérience. 
Le projet a aussi bénéficié d’une aide de la New York University, qui a organisé une exposition pendant laquelle, durant plusieurs mois, la contribution y a été exposée. Plus tard, la NYU a invité les collaborateur·trice·s du centre du Chaitén à venir faire une conférence sur le sujet. Cette production scientifique, qui était le point de départ, a donc créé des discussions, qui ensuite ont voyagées et rencontrées un intérêt palpable. 
Enfin, quand ces collaborateur·trice·s du centre ont vu pour la première fois l’article, une jeune médiatrice du lieu a été fascinée par le fait d’avoir accès à toute l’histoire de Chaitén par un simple défilement sur l’écran. Il y a une vraie utilité, au-delà de la simple recherche par l’image, et une capacité pratique contenue dans l’objet à être un moyen de s’approprier des projets pour des publics larges et pour créer de la discussion. 
Très souvent, avec .able, on mélange le fond et la forme, dans le sens où avec un autre projet comme All-Embracing View par exemple, on voit à quel point la plateforme est aussi un dispositif de monstration d’image, qui va pouvoir orienter le regard.

Anne Bationo Tillon – Oui, je dois dire que sur cet article – que l’on a travaillé tous les quatre, avec Arno Gisinger et un designer ainsi que toi, Gwenaelle – ce qui a été très beau, c’est l’émergence dans le processus de nouvelles manières de penser et d’expliquer son sujet. En tant que chercheure, ce que je trouve intéressant dans l’expérience de travail de .able est que je suis empêchée de mobiliser mon schème d’explications. On part alors dans un processus en émergence. La manière dont a progressivement émergé cette idée de mise en abîme photographique, graphique et conceptuelle, a été très belle. Je crois d’ailleurs que c’est ce que la recherche-création a à apprendre à la recherche en général : des processus qui prennent des formes d’émergence, par lesquels on contrecarre les habituels dispositifs expérimentaux très fermés et déterminés, pour aller explorer et accompagner l’indétermination. C’est ce qui permet ensuite aux formes d’émerger.

Article .able : un monde qui contient beaucoup de mondes par Francesca Cozzolino & Kristina Solomoukha

« La conception d’.able a été influencée par des réflexions artistiques comme celle de Jack Burnham et son « esthétique des systèmes » : pour passer d’un objet éditorial à un système éditorial » Samuel Bianchini

Samuel Bianchini – Sans choisir une contribution plutôt qu’une autre, c’est le travail inhérent aux formats que je retiendrais, tant il est remarquable. L’une des principales difficultés a été, de base, que l’on ne produisait pas une revue avec un seul objet prédéterminé, comme on le fait en édition normalement – c’est-à-dire en faisant progressivement entrer toute une complexité dans un objet dense qu’est un livre, selon une sorte de méthodologie en entonnoir.
Un choix différent a été fait avec .able, qui a notamment été influencé par des réflexions artistiques comme celle de Jack Burnham et son « esthétique des systèmes ». Pour passer d’un objet éditorial à un système éditorial. Notre monde actuel nous permet de penser la production éditoriale plutôt sur le registre du système que de l’objet ; à la fin, on ne livre pas tant un simple objet que quelque chose de systémique. Pour cela, il faut penser à un design pleinement “responsif”, à la manière dont une forme s’adapte, de façon pertinente, à son support, à ses multiples supports.
Prenons l’exemple de la story.able. Quand vous regardez la story.able sur un ordinateur, vous voyez un certain nombre de cases qui forment comme une planche de bande-dessinée. Mais quand vous regardez la même story.able sur mobile, nous voyons comme une pellicule. Parce qu’en fait, une seule image est sur la largeur de l’écran et les images sont les unes au-dessus des autres. Quand vous allez les découvrir sur Instagram, elles sont sous forme de stories. La story.able rencontre la story sur Instagram. Et même au-delà de nos écrans de smartphones car nous travaillons actuellement avec des musées. Ainsi lorsque nous avons échangé avec le CCCB à Barcelone, nous avons discuté de la possibilité de les étendre sur des grands écrans au-sein du musée. La manière de penser, d’un point de vue du design, la forme pour qu’elle soit totalement distribuée, multi-support et multi-échelles est passionnante. L’équipe de design réalise un travail magnifique en ce sens.

Gwenaelle Lallemand – Je voudrais enfin ajouter deux exemples que j’aime citer pour montrer notamment l’impact des formats de publications des articles intégrées sur .able. Le premier est une petite anecdote sur Pétrification. L’auteur principal, Émile De Visscher, avait une exposition en Belgique, dans un musée de sciences et techniques sur le thème du charbon. La commissaire d’exposition a demandé à Émile si le musée pouvait utiliser une image qui avait été produite pour .able comme image générale de l’exposition. Je ne sais pas à quand remonte le dernier article académique à l’affiche d’une exposition ! Les formes produites pour .able sont faites pour voyager, aller à la rencontrer de nouveaux publics et permettre de faire circuler beaucoup plus qu’un article académique, qui va rester dans une revue très souvent achetée pour y avoir accès. 
L’autre exemple, c’est un monde qui contient beaucoup de mondes avec Francesca Cozzolino et Kristina Solomoukha. Il y a deux choses à noter ici qu’Anne a évoquées plus tôt. À propos de cet article, d’une part, les chercheuses ont imprimé leur contribution sur des grands pans de tissus qu’elles ont exposés au Mexique. Également, elles ont voulu amplifier leur contribution pour .able, en produisant un article plus long qu’elles ont publié sur ethnographiques.org, où elles expliquent comment elles en sont arrivées à l’atlas avec l’accompagnement de captures d’écran de leur production. Même si nous avons fait le choix de nous concentrer sur l’image, nous n’y restons pas enfermés. On peut également intégrer des collaborations qui réfléchissent à d’autres transmissions au-delà de la publication .able. Comme d’autres endroits plus propices pour aller créer cette synergie entre texte et image que nous ne développons pas sur .able, par question de positionnement ou de technique. 
Concernant la contribution All-Embracing View : elle a été à l’origine faite pour un colloque autour de l’approche instrumentale, donc, pour être projetée. Une autre utilisation que l’on a aussi anticipée de .able est d’utiliser les articles, dans leur format original, comme des slides alternatives de PowerPoint ou de Keynote.

Pauline Personeni – Pour moi, l’image, comme je le disais est un peu viscérale. Un article, en particulier, m’attire un peu plus à chaque fois que j’ouvre .able et j’ai besoin d’aller le regarder. C’est Imprimer la lumière. Je peux le scroller pendant cinq minutes. L’image est tellement belle, tu comprends que c’est quelque chose de scientifique, et en même temps, tu veux te l’approprier comme une création artistique. Il y a quelque chose de l’ordre de l’obsession. Je ne suis pas encore allée chercher plus loin. J’aime beaucoup le regarder et je sais qu’un jour, sans doute, j’aurai l’énergie mentale pour l’explorer plus en profondeur.

Gwenaelle Lallemand – Une petite anecdote également concernant Imprimer la lumière : la création de cet article venait d’une frustration des auteur·tri·ces : ne pas arriver – à travers des articles dits « traditionnels » à rendre compte de manière sensible de l’évolution de la bioluminescence dans une boîte de pétri. Ils étaient contraints à convertir en tableau Excel leurs calculs et leurs observations, leurs équivalences de luminosité, etc. Leur déception résidant dans le fait de ne pas pouvoir exploiter leurs données. Leur volonté avec .able a été de mettre en avant l’évolution visuelle de la lumière dans le temps. Grâce à .able, ils ont pu répondre à un problème très spécifique de la recherche et donner à montrer les éléments fondamentaux : visuels.

.able : www.journal-able.org © .able

Qu’est ce que .able ?

.able est la revue visuelle, multisupports et gratuite qui publie par l’image la recherche à l’intersection des arts, du design et des sciences. Une revue inédite qui combine excellence académique, exigence artistique et ouverture au grand public en mettant en perspective et en images des questionnements contemporains, environnementaux et sociétaux. Conçue à l’initiative de la Chaire arts & sciences de l’École polytechnique, de l’École des Arts Décoratifs et de la Fondation Daniel et Nina Carasso. .able est éditée par Actar Publishers et portée par une trentaine de partenaires académiques internationaux.

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Qu’est ce que la Chaire arts et sciences de l’École polytechnique, l’École des Arts Décoratifs et la Fondation Daniel et Nina Carasso ?

Créée en 2017, la Chaire arts et sciences de l’École polytechnique, l’École des Arts Décoratifs et la Fondation Daniel et Nina Carasso explore les liens d’interdépendance avec les environnements vivants et technologiques, humains et non humains. Elle met en place des coopérations pluridisciplinaires, en privilégiant une approche à la fois sensible et raisonnée, avec :

– des projets de recherche-création, mêlant pratiques artistiques, scientifiques et questionnements citoyens, à travers de nouveaux outils méthodologiques : installations, dispositifs et performances ;

– des formations par la pratique afin d’engager les étudiant·e·s dans un apprentissage collectif par le faire, via des ateliers collaboratifs, stages, écoles d’été arts-design-sciences, contribuant à des décloisonnements institutionnels ;

– des événements qui renouvellent les rapports aux publics, avec l’invention de situations de médiation et de dispositifs d’interaction originaux, dit de “publicisation”.