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Bouge qui peut ou bouge qui veut avec Papy Maurice Mbwiti

À la dérive © Victor Brévière

Exploration autour de la mobilité et de la rencontre de l’autre à travers un texte de Papy Maurice Mbwiti publié dans le cadre de la nouvelle saison « Nouvelles cartographies – Lettres du Tout-Monde » du Labo 148 et de la thématique : Traverser – Circuler. Extraits ci-dessous.

 « Il est de nature de l’homme d’être mobile, c’est ainsi qu’il s’accomplit en tant qu’être »

Il est de nature de l’homme d’être mobile, c’est ainsi qu’il s’accomplit en tant qu’être. Bouger, c’est aller à la rencontre de l’autre, la conquête de l’inconnu et la découverte des univers pluriels qui enrichissent, bousculent, innovent et font progresser toute la société.La mobilité est avant tout un droit naturel; si je devais lancer un cri strident, je monterais sur le toit de la plus haute chapelle de Montréal sans hésiter, je crierais : « Sortons, bougeons, soyons plus mobiles, comme des électrons, car de nos frottements se créent de la lumière, de la vitesse et de la vie ». 

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Dans ma culture, on l’appelle Mopaya, le visiteur, le mot étranger n’existe pas chez moi, personne ne peut être étranger s’il a deux yeux, deux mains et deux pieds. Seuls les esprits maléfiques rencontrés la nuit peuvent l’être, encore faudrait-il qu’ils aient une raison valable expliquant leur retour dans le monde des vivants.Mais tout celui qui vient d’ailleurs est d’abord considéré comme un frère venu de loin; il est une source de bénédiction et de richesse. Solidarité naïve, me diras-tu, mais elle a ses vertus cette philosophie, elle associe charité, intégration et sécurité. Car non seulement il devra être présenté à tous, mais connu par tout le village. Ainsi, il est identifié, intégré et sécurisé.  

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« La mobilité nous renvoie alors vers une utopie, celle de l’espace, puis s’enchainent d’autres utopies, celles du temps et du corps… »

Bouger demande peu et beaucoup à la fois ; la mobilité est fondamentalement liée à la notion de la liberté. Liberté de mouvement, mais aussi liberté de choisir son emplacement ou sa destination. Bouger est malheureusement un luxe réservé à une certaine catégorie sociale. Il est même un privilège éminemment politique lorsqu’il s’agit du Nord ou du Sud.

Ne bouge pas celui qui veut, outre la question économique qui peut rapidement se résoudre dans une société occidentale par une planification établie avec un choix de sa destination sur un point du globe depuis son ordi à la maison, il n’en demeure pas moins un vrai casse-tête pour les autres.

Des réelles questions existentielles surgissent, allant jusqu’à replonger l’humanité dans les pages les plus sombres de son histoire, je repense ici à des milliers de vies qui échouent chaque jour en Méditerranée dans des barques de fortune, faisant de cette mer le plus grand cimetière à ciel ouvert que l’humanité n’ait jamais connu. Le monde se rappelle encore avec émoi l’image macabre du petit Aylan couché sur les larges de ces eaux, et bien sûr de la vague d’indignation générale qu’avait suscitée la diffusion des images de l’esclavagisme des migrants en Lybie.

La mobilité nous renvoie alors vers une utopie, l’utopie de l’espace, celle qui fait penser que l’herbe est plus verte ailleurs. Puis s’enchainent d’autres utopies, celles du temps et du corps… Corps, mémoire de tout mouvement, musée ambulant de toute notre histoire.Décidément, la question de la mobilité est une des grandes crises politiques et humanitaires de notre époque. 

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« Bouge pas qui veut… »

La mobilité – un droit pour tous – est malheureusement devenue un droit à sens unique et se présente désormais sous deux types : une mobilité libre et choisie et une mobilité restreinte et imposée. La première – celle des favorisés, celle que j’appelle mobilité libre et choisie – est pour ceux considérés comme des expatriés, ceux qui ont décidé de leur propre gré, avec leur bon passeport, de s’extraire de leur patrie vers une autre, car l’on considère qu’ils apportent un plus, en termes de je ne sais quoi exactement. La seconde, la mobilité restreinte et imposée, est celle des immigrés, ceux-là dont les passeports demeurent assez problématiques, incapables d’ouvrir même une seule porte du pays d’en face. Ceux-là qui sont à la recherche de la vie, du minimum de bien-être. Ceux et celles qui viennent sans repères géographiques, ni petit guide de meilleurs cuistots et restos de la ville. À ceux-là, il incombe une mobilité de survie et parfois celle du déracinement.

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L’autre qui viendrait de n’importe quel coin du monde, car en réalité l’autre est une richesse de coeur, pas seulement une bouche de plus à nourrir, mais deux mains de plus pour travailler et une nouvelle tête pour penser ensemble la société. Passant la plupart de nos temps sous la terre, dans le métro, rappelons-nous qu’au-dessus de nos têtes, il y a une ville tout immaculée, qu’il va falloir bouger. Il va falloir la tacheter, l’embellir, la remplir et la marquer de nos sons, de nos envies, de nos mouvements, de nos mobilités de corps et d’esprits.Je parle des mobilités cognitives, celles qui permettent la circulation et la confrontation des idées et des intelligences créatives et inventives d’un monde nouveau, sans jugement basé sur la texture de cheveux, la couleur de peau ou la musicalité d’accents. 

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Il va nous falloir bouger pour remplir notre distance entre l’inconnu et le connu, aller de la peur à la connaissance, de l’ignorance vers la tolérance. 

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Le droit à la mobilité est une magnifique invitation vers l’heureux accident de la rencontre et la découverte des nouveaux espaces géographiques, culturels et humains. Fabriquons alors pour cela ensemble de la « Mobilité utile ». 

✒️ Extraits du texte envoyé par l’auteur Papy Maurice Mbwiti dans le cadre de la Saison #6 du projet « Nouvelles cartographies – Lettres du Tout-Monde » du Labo 148 à La Condition Publique. (Texte initialement publié par le Centre du Théâtre d’Aujourd’hui – 2018)

Qui est Papy Maurice Mbwiti ?

Né à Kinshasa en République démocratique du Congo, Papy détient une licence en relations internationales. Auteur, metteur en scène et directeur artistique, il a traversé l’Afrique et l’Europe et visité plusieurs théâtres (Comédie-Française, Théâtre royal flamand de Bruxelles, notamment) et festivals (Avignon, Limoges, Paris quartier d’été, entre autres). Il dirige la compagnie Mbila Kréation et l’Espace culturel les Béjarts (Kinshasa), un lieu de formation, de création, d’échanges et de diffusion des arts de la scène. Il a été auteur en résidence pendant plus de quatre ans à la Maison des auteurs de Limoges en France, ainsi qu’à l’Akademie Schloss Solitude à Stuttgart en Allemagne en 2014. Au cours de la saison 18-19, il a effectué une résidence d’écriture au CTD’A qui a donné lieu à une lecture publique de son texte Les histoires de partir en novembre 2018. Papy écrit du théâtre, des chroniques, de la poésie, des nouvelles, des coups de gueule, des articles, des récits et des essais. Il est membre du collectif Moziki littéraire. Comme comédien, on a pu le voir sur scène dans Dis merci de Catherine Bourgeois, une production de la compagnie Joe, Jack et John en 2018. Il était également interprète et assistant metteur en scène de Histoire(s) de théâtre II de Faustin Linyekula, présenté au Festival d’Avignon en 2019 et au NTGent en Belgique en 2020. 

✒️  Biographie publiée par le Centre du Théâtre d’Aujourd’hui

Qu’est-ce que « Nouvelles cartographies – Lettres du Tout-Monde » ?

« Nouvelles cartographies – Lettres du Tout-Monde » est un projet de création expérimental et ouvert à tou.te.s, que les artistes et journalistes associés au Labo 148, engagent dans la crise sanitaire internationale actuelle.  

Quelle sera la cartographie du monde après cette crise ? Que redéfinit-elle ? Quelles urgences « à rêver un autre rêve, à inventer d’autres espoirs » s’imposent ? Le « Tout-Monde » selon Edouard Glissant, est cette inextricabilité de nos devenirs, et en cela, il invite à une poétique active de la mondialité, de rencontres des imaginaires, qui soit le versant créateur d’une mondialisation qui détruit, oppresse, nivelle par le bas. Depuis Roubaix et Accra, et les différents lieux de « confinement », le Labo 148 propose cet espace pour que se mêlent et circulent toutes les voix, les plumes et armes de création massives possibles.  

Le Labo 148 a lancé un large appel à création pour recevoir les libres contributions jusqu’au 1er juin. Elles pourront nourrir ces différentes correspondances thématiques : Traverser – Circuler, Rêver – Imaginer, Se révolter – Combattre, (Se) Raconter – (Se) Représenter, (Se) Confiner – Relier, partager.  

📢  Appel à contribution, jusqu’au lundi 1er juin : ICI
💻  Saison #6 Nouvelles cartographies – Lettres du Tout-Monde, à découvrir : ICI
👥  Kwasi Ohene-Ayeh, Ute Sperrfechter, Julien Pitinome, Flora Beillouin, Anne Bocandé, Sophie Bourlet, Sarah Fawaz

Qui est Labo 148 ?

Média participatif, destiné aux jeunes, Labo 148 est une agence de contenus originaux, un laboratoire d’expérimentation à la lisière entre pratiques artistiques et journalistiques, porté par la Condition Publique avec le soutien de l’Etat (CGET, FIPDR, DRAC), du PIA Jeunesses de la Métropole européenne de Lille, de la Ville de Roubaix, de France 3 Hauts-de-France, de « Les Hauts Parleurs », de Sennheiser et de la Fondation Anber et en partenariat avec l’ESJ Lille et le collectif OEIL.  

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