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L’université : une chorégraphie des mouvements avec David Chipperfield et Martin Duplantier

Aujourd’hui on explore le dialogue entre l’existant et le nouveau, le décloisonnement et la rencontre, à travers un texte de David Chipperfield, en postface de l’ouvrage Le campus HEC, un modèle d’évolution (2019, Park Books), et un entretien mené par Virginie Picon-Lefebvre le 6 novembre 2017, au cours d’une visite du campus HEC à Jouy-en-Josas avec l’architecte Martin Duplantier. Extraits ci-dessous.

Le campus HEC, un modèle d’évolution, 2019, Park Books © Cyrille Weiner

À l’extrémité d’un champ, souligné sur son bord droit par les toits blancs d’un invisible lotissement, apparaît la silhouette dorée du nouveau bâtiment du Master of Business Administration (MBA) dessiné par David Chipperfield. Une terrasse tout en longueur accueille les visiteurs jusqu’à l’entrée du bâtiment et accompagne la nouvelle entrée du campus HEC. À ses côtés, se tiennent les équipements pédagogiques ; derrière lui, s’étend la zone résidentielle boisée dans laquelle sont dissimulées les barres de logements sur pilotis rénovées et reconstruites par Martin Duplantier.

Virginie Picon-Lefebvre, architecte et urbaniste
Le campus HEC, un modèle d’évolution, 2019, Park Books © Cyrille Weiner

« L’université est un laboratoire idéal pour l’architecture »

En tant que société, nous nous interrogeons de plus en plus sur le rôle et le pouvoir de l’architecture. Nous sommes entourés d’environnements construits de petites et grandes villes qui sont prises en otage par les limites de la planification et de l’importance croissante des investissements, encouragées par les critères du marché libre. Dans un tel contexte, la capacité de l’architecture à s’assembler autour d’idées sociétales et à les exprimer sous forme physique est souvent compromise. 
L’université est cependant un laboratoire idéal pour l’architecture, pour son potentiel tant physique que matériel et, de manière plus importante, pour sa capacité sociétale à créer un lieu et à encourager la communauté. Les étudiants sont des citoyens idéaux – ils aiment se rencontrer, et leurs attentes en matière de confort et de privilèges individuels sont modestes. Bien qu’ils aient parfois besoin de s’isoler pour se concentrer, ils ont aussi un désir d’appartenance, de mélange et de partage. Les étudiants exploitent les aspects privés et publics de l’architecture, ils en profitent au maximum, ils innovent dans les plus petits espaces privatifs mais savent aussi occuper les espaces collectifs du campus. Ils s’assoient sur les marches, se rassemblent dans les couloirs, se parlent dans les coins, en tirant le meilleur de l’infrastructure physique du campus.
L’université est souvent considérée comme un microcosme du monde, bien qu’elle soit protégée de ses difficultés et que ses qualités y soient exagérées. Ce n’est pas un hasard si les architectes ont été attirés par la planification et la conception des universités. Nous sommes fascinés par l’idée du campus, de l’écosystème formé par le personnel et les étudiants qu’il abrite ainsi que de la communauté qu’il forme, donnant ainsi un sens si explicite à l’architecture. 
Bien que le modèle pour les nouveaux campus universitaires à l’extérieur de la ville ait été élaboré aux États-Unis au 20e siècle, la volonté de concevoir des environnements utopiques pour des communautés idéales est une pratique de longue date en France. La vision du 18e siècle de Claude Nicolas Ledoux pour la ville de Chaux, ou le phalanstère de Charles Fourier au 19e siècle, par exemple, ont également cherché à intégrer des éléments urbains et ruraux avec une gamme d’espaces pour toutes les activités quotidiennes d’une communauté, des ateliers aux salles communes en passant par les chambres à coucher. Le Corbusier adaptera par la suite le concept de phalanstère à son Unité d’habitation dans les années 1950 pour générer un modèle moderne de logement adopté dans le monde entier.
Le campus HEC, inauguré en 1964 par Charles de Gaulle, avec ses bâtiments sur pilotis bien organisés et ouverts, a créé une disposition ample mais claire des espaces dans un paysage arboré qui incarnait de nombreuses idées de la modernité et a aussi permis aux traditions utopiques de l’architecture française de s’exprimer. À bien des égards, ce type de campus révèle les possibilités de la planification moderniste bien mieux que la plupart des expériences d’aménagement urbain.

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David Chipperfield, postface Le campus HEC, un modèle d’évolution (2019, Park Books)
Le campus HEC, un modèle d’évolution, 2019, Park Books © Cyrille Weiner

« Il faut réussir à recréer, dans cette très grande organisation, la petite échelle de la rencontre, du frottement »

Martin Duplantier – Je savais qu’il fallait prendre en compte les mouvements entre les résidences et les lieux d’enseignement aujourd’hui et demain avec l’extension probable du campus, mais également à l’intérieur des bâtiments. En effet, il faut réussir à recréer, dans cette très grande organisation, la petite échelle de la rencontre, du frottement, entre des personnes qui viennent du monde entier. L’essence même du projet réside dans la nécessité de travailler sur des ambiances très intimes, de faire cohabiter la grande échelle du campus avec des espaces plus resserrés pour les petits groupes d’étudiants qui souhaiteraient étudier ensemble. Nous avons gagné le concours en démultipliant les coins café, en dilatant au maximum les espaces communs et de circulation. En situant le hall à l’extrémité du bâtiment, nous avons cherché à raccorder au maximum le bâtiment au campus existant. Par ailleurs, en rendant ce hall traversant, nous avons souhaité anticiper le développement des futurs espaces. 

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Le campus HEC, un modèle d’évolution, 2019, Park Books © Cyrille Weiner

« Nous avons créé ainsi une sorte de chorégraphie des mouvements »

MD – La logique aurait voulu que les bureaux soient en haut et les espaces pédagogiques en bas. Nous avons inversé ce principe. L’administration se retrouve donc au niveau du sol, les salles de classe et l’amphithéâtre se situent à l’étage. Cette répartition a pour effet d’activer l’espace de l’administration en obligeant les étudiants à circuler de haut en bas et à animer le hall d’entrée du bâtiment. Nous avons créé ainsi une sorte de chorégraphie des mouvements.
 
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Les matériaux ont été choisis en relation avec les constructions de René-André Coulon, comme le béton brut, l’aluminium et le laiton pour les rambardes. On peut remarquer, sur la façade, la variété des tons donnés à l’aluminium anodisé qui jouent avec la lumière. La noblesse du laiton et de l’aluminium anodisé et le caractère rugueux du béton brut caractérisent cette architecture qui se révèle assez précieuse.
 
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Jouy-en-Josas, le pavillon d’honneur, photo d’archive © DR

« Pour le site du campus HEC, le respect du contexte concernait la prise en compte de son architecture moderniste »

MD – David Chipperfield a posé à nos côtés les fondamentaux du projet. Selon lui, l’histoire et le contexte ont beaucoup d’importance et il cherche à être le plus « juste » avec une certaine abstraction. Pour le site du campus HEC, le respect du contexte concernait la prise en compte de son architecture moderniste.

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David Chipperfield insiste beaucoup sur l’échelle de la précision en réaction à l’absence de soin apporté aux détails par les tenants de la modernité architecturale. Le terrain n’était pas très grand, ce qui était problématique. Il a fallu monter d’un étage, rendant le bâtiment bien plus visible sur le site. Ce n’est pas le cas des autres bâtiments d’enseignement qui sont, pour leur part, plus masqués par les grands arbres. Pour la spatialisation du programme, la philosophie de David Chipperfield est de lire entre les lignes du cahier des charges et de voir ce que l’on peut arriver à faire dire à un projet. Nous avons réussi à mettre particulièrement en valeur la notion d’espace informel qui nous tenait à cœur.

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Le campus HEC, un modèle d’évolution, 2019, Park Books © Yohan Zerdoun

« Je considère les couloirs comme des lieux d’apprentissage à part entière »

MD – [Les espaces de rencontre dans les bâtiments de logements ont été repensés] comme un continuum entre la dimension végétale et paysagère du parc et la dimension construite et plus intime des bâtiments de logements. Ils trouvent majoritairement leur place au rez-de-chaussée des immeubles entre les pilotis, dessinés par René-André Coulon, perpétuant ainsi la tradition moderniste du projet. Pendant plusieurs années, ces espaces du rez-de-chaussée ont été occupés et comblés par des programmes variés. Notre intention a été de les valoriser le plus possible afin de favoriser l’interaction entre les étudiants et les professeurs qui fréquentent des bâtiments différents sur le campus. 

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Les lieux consacrés à l’enseignement ont été décloisonnés pour favoriser les relations entre professeurs et étudiants autant dans les salles de cours que dans des lieux d’aménité comme la caféteria. Notre projet pour le campus HEC a souhaité donner une liberté formelle d’appropriation de l’espace en évitant au maximum de figer des fonctions a priori. Par rapport à mon expérience du campus, je considère les couloirs comme des lieux d’apprentissage à part entière, au même niveau que les salles de cours. Les couloirs sont, en effet, des espaces de circulation où l’on peut rencontrer ses enseignants, s’arrêter un moment et discuter plus librement avec eux. C’est aussi dans ces moments-là et dans ces espaces que l’on enseigne et que l’on apprend. 

✒️  Entretien réalisé par Virginie Picon-Lefebvre, publié dans Le campus HEC, un modèle d’évolution (2019, Park Books)

David Chipperfield © Ludwig Rauch

Qui est David Chipperfield ?

David Chipperfield (CBE, RA, RDI, RIBA) est né à Londres en 1953 et a étudié l’architecture à la Kingston School of Art et à l’Architectural Association School of Architecture à Londres. Après son diplôme, il a travaillé au sein des agences de Douglas Stephen, Richard Rogers et Norman Foster. Il a créé sa propre agence en 1985. Avec des bureaux à Londres, Berlin, Milan et Shanghai, David Chipperfield a développé un corpus international de projets culturels, résidentiels, commerciaux, civiques et de loisirs. Les quatre agences portent des ambitions architecturales communes et s’attachent à une conception collaborative du projet. Les principales réalisations de David Chipperfield Architects sont la reconstruction du Neues Museum à Berlin, la Turner Contemporary Gallery et The Hepworth Wakefield, tous deux au Royaume-Uni, le nouveau bâtiment du MBA pour le campus HEC, le Museo Jumex à Mexico, un nouveau campus sur Joachimstraße à Berlin, le siege d’Amorepacific à Séoul et la Royal Academy of Arts à Londres.

Martin Duplantier © DR

Qui est Martin Duplantier ?

Établi en France, à Paris et Bordeaux, depuis 2008, Martin Duplantier se dédie à une pratique de l’architecture par la recherche et l’expérimentation. Mû par la volonté d’explorer les problématiques spatiales de notre époque – la requalification du patrimoine moderniste, la densification des centres urbains ou encore la réaffectation de territoires défigurés –, Martin travaille sur un grand nombre de projets à l’échelle locale, régionale voire internationale. À l’issue de sa collaboration avec David Chipperfield, les deux architectes décident de travailler ensemble sur l’extension du campus HEC à Jouy-en-Josas, livrée à l’été 2012. Ensuite, Martin s’attelle à d’autres projets de campus, à la fois urbains et ruraux, qui agissent comme des réservoirs à idées où se rencontrent le savoir, l’intangible et l’immatériel. De plus, Martin enseigne dans plusieurs universités dans le monde et est président de l’association AMO, qui rassemble des milliers d’acteurs de la fabrique de la ville.