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Un populaire invisible avec Olivier Marboeuf

Un populaire invisible © Olivier Marboeuf

Les espaces de transition, l’indéfini et la rencontre explorés à travers un entretien mené par les Ateliers Médicis avec Olivier Marboeuf, à retrouver sur ateliersmedicis.fr. Extraits ci-dessous.

Olivier Marboeuf est auteur, producteur, commissaire d’exposition indépendant. Il s’intéresse aux différentes modalités de transmission. Artiste en résidence aux Ateliers Médicis, il explore notamment la forme de la veillée. 

Veillée dans le quartier du Chêne Pointu à Clichy-sous-Bois, avec The Living and The Dead Ensemble, juillet 2019 © DR

« Je me suis focalisé sur ce qu’il y avait entre les lieux, les choses et le vivant »

Olivier Marboeuf – Je pense que j’avais et que j’ai toujours un intérêt pour les formes impures et les espaces de transition, les situations et les pratiques qui n’ont pas de nom, les mangroves. Je ne me suis donc pas focalisé sur des lieux définis, des identités sociales solides mais sur ce qu’il y avait entre les lieux, les choses et le vivant, ce qui permettait de mettre en relation – sans pour autant résoudre, puisque cette idée de la relation comme résolution m’agace. 

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Il y a un goût chez moi pour la maïeutique, pour une pratique de conversation cumulative qui fabrique des formes par couches successives, un espace qui bouge, composite, sans cesse en transition – et cela à avoir avec la figure du conteur créole.

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Je porte mon attention sur ce qui n’est pas encore – ce qui n’a pas encore de nom – et qui prend forme à partir de la présence d’autres choses. C’est une contre-forme, une part d’ombre. C’est ce que j’appelle l’approche océanique, c’est-à-dire un mode de lecture et de ressenti du monde à partir des espaces fluides de la carte, les mers et océans, plutôt qu’en ne lisant le monde que depuis la part solide – les continents et les frontières. C’est là l’espace de la relation. [•••] De mes origines caribéennes, j’ai hérité de cette propension à prendre appui sur ce qui bouge – car on oublie peut-être que derrière les stéréotypes, la culture antillaise est inquiète et sans repos, toujours à la recherche d’une définition d’elle-même, d’une langue, d’un espace d’expression, toujours dans une forme de fuite violente.

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Ma pratique [•••] est celle d’une circulation dans cet espace potentiel de la relation depuis différentes positions. Car il ne me semble pas possible de construire une pratique politique en se tenant à des identités sociales stables et identifiées comme celle supposée de l’artiste – qui est construite à partir d’un doux mélange d’exceptionnalité et d’infantilisme.

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Un populaire invisible © Olivier Marboeuf

« Y a- t-il une archive de la transformation de la banlieue dans le corps de ses habitants ? »

OM – Je suis venu à Clichy-Montfermeil avec une question assez simple car je voulais que la plupart des directions naissent d’une pratique de l’espace et de la rencontre : y a- t-il une archive de la transformation de la banlieue dans le corps de ses habitants ? J’ai grandi en banlieue parisienne et j’ai toujours pensé qu’il y avait, malgré les utopies architecturales plus ou moins heureuses, un principe d’architecture un peu singulier des quartiers populaires de la périphérie, qui faisait que la ville n’y existait pas vraiment sans le corps de ses habitants. Donc qu’il y avait une forme d’intimité particulière entre le paysage ressenti, vécu de la banlieue et les manières de s’y tenir – et aussi de s’y attacher. 

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The Living and The Dead Ensemble dans le jardin partagé de la Maison des sages, juillet 2019

« Essayer de ressentir et de donner à ressentir un autre populaire »

Et de là, il y a quelque chose d’autre qui a pris forme lors de la résidence, une autre question intimement liée à la première : y-a-t-il un populaire invisible ? Je dis populaire invisible comme une manière d’aller dans une autre direction de ce l’on appelle couramment la culture populaire aujourd’hui et qui est devenue synonyme de mainstream, d’une forme d’hyper-visibilité, d’hyper-exposition et d’hyper-expressivité aussi, à l’image des cultures dites urbaines. Quelque chose qui est comme tendu vers l’extérieur et vers des formes d’épuisement, comme un spectacle de soi au service de l’œil d’un·e autre. Et j’avais envie d’essayer de ressentir et de donner à ressentir un autre populaire, un populaire de basse intensité, au seuil de la forme et du visible qui nécessiterait une écoute particulière. Un espace par soi et pour soi qui permettrait d’apercevoir, dès lors qu’on aurait filtrer le bruit extérieur, cette archive qui m’intéresse et qui occupe si l’on peut dire une fréquence particulière. C’est l’un des chemins qui m’a mené à l’idée des veillées.

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Un populaire invisible © Olivier Marboeuf

« La veillée comme une reconstitution de soi, de l’invention d’une mémoire, d’un transport, d’un voyage, d’un futur »

Elle résonne évidemment avec la veillée traditionnelle de contes dans le temps nocturne de l’esclavage, ce temps arraché à la forme de mort des journées de travail dans la plantation, ce temps de la reconstitution de soi, de l’invention d’une mémoire, d’un transport, d’un voyage, d’un futur. C’est un temps qui n’a pas d’extériorité et il m’intéressait au moment où toutes les cultures, mêmes les plus minoritaires, se trouvaient aspirer vers le spectacle et des formes plus ou moins violentes d’exposition et d’extraction. Je pensais à des formes populaires nues, communes à toutes les cultures où on se raconte des histoires autour du feu, pour entrer ensemble dans la nuit, mais aussi aux communautés qui forment des espaces protégés pour rendre possible certaines voix fragiles. Je pensais à la nécessité de recomposer des espaces de retrait. À partir de là, j’ai commencé à imaginer différentes modalités pour créer des moments où l’on pourrait se raconter des histoires, les faire circuler depuis l’intime vers le personnel – c’est-à-dire une certaine qualité de commun que je retrouve dans le régime du conte en tant que forme sans propriétaire. Et par la suite, il s’agira d’inventer pour et avec chaque groupe une manière de prendre soin de ces histoires.

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The Wake (projet en cours) © The Living and The Dead Ensemble, Spectre productions

« Le lieu qui m’intéresse n’a pas de centre, ni de Corps de référence »

OM – J’ai eu la chance de pouvoir inviter en juillet 2019, les membres de The Living and The Dead Ensemble, un collectif auquel je participe depuis quelques années. [•••] Nous avons organisé plusieurs veillées dont certaines dehors, autour d’un barbecue, d’un feu, d’un repas. Et puis nous avons parcouru la ville, nous sommes descendus au Chêne Pointu où nous avons partagé, au pied des immeubles, des repas haïtiens cuisinés par une femme de la diaspora. La présence de l’Ensemble a permis d’expérimenter d’autres lieux. C’est une chose assez délicate car, sans instrumentaliser ce corps collectif, on peut cependant ressentir d’autres choses qui ne sont pas accessibles à partir de notre seul corps. Je pense qu’un lieu, une communauté, se compose à partir de corps informés par d’autres corps. Je suis toujours attentif cependant à ce que ce corps collectif ne soit pas organisé autour d’un corps particulier. Le lieu qui m’intéresse n’a pas de centre, ni de Corps de référence

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J’ai [•••] passé de nombreuses matinées avec ceux que l’on nomme les Sages, les anciens d’origine immigrée, à la Maison des Sages de Clichy-sous-Bois, mais aussi dans leurs petits jardins ouvriers, sur un terrain, à la limite de la Seine-et-Marne. Avec les Sages, il y a un travail d’écoute. Une écoute fine et une patience, une autre temporalité. C’est à la fois une routine et un vagabondage. 

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À la Maison des Sages, il y a une grande diversité d’origine géographique, des niveaux de langue française et d’éducation dans le pays d’origine très divers. Il y a la présence de femmes également. Tout cela compose un environnement très riche. Il faut en tenir compte et essayer de le donner à ressentir. La modalité de la conversation libre et des débats qui sont souvent très animés et pleins de contradictions, permet de faire « monter des sujets », de rendre visibles des lieux que j’explore ensuite dans des conversations individuelles. Je travaille aussi à partir de l’oralité et vers l’oralité, dans un processus de répétition et de variation de la même histoire. Si certains textes sont fixés dans une forme écrite c’est toujours pour revenir vers l’oral, le raconté. Car il y a tout un ensemble de particularités physiques dans l’oralité, tout un bruit à côté du sens et ce bruit – intonations, souffle, rythme, accents… – est une chose qui résiste à la reproduction et à toute forme de capture. C’est le résidu et l’écho d’une histoire indicible inscrite dans l’archive du corps. C’est cette histoire qui m’intéresse.

✒️  Entretien réalisé par les Ateliers Médicis à retrouver en intégralité : ICI

Olivier Marboeuf © DR

Qui est Olivier Marboeuf ?

Olivier Marboeuf est auteur, conteur, commissaire d’exposition indépendant et fondateur du centre d’art Espace Khiasma qu’il a dirigé de 2004 à 2018 aux Lilas (Seine-Saint-Denis). Il y a développé un programme centré sur des questions de représentations minoritaires qui associait expositions, projections, débats, performances et projets collaboratifs sur le territoire du Nord-Est parisien. S’intéressant aux différentes modalités de transmission des savoirs, les propositions d’Olivier Marboeuf sont largement traversées par des pratiques de conversations qui tentent de créer des situations éphémères de culture. Il explore notamment la forme de la veillée. Son intérêt pour le récit en art l’a amené à développer un travail spécifique d’accompagnement d’artistes impliqués dans les pratiques du film. Il est aujourd’hui producteur au sein de la maison de production Spectre basée à Rennes. Parallèlement, il développe des textes de fiction et des recherches théoriques autour des pratiques décoloniales dans le champs de la culture et du corps comme espace d’archive. Il publie régulièrement ses travaux en cours sur le blog Toujours Debout.