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Construire pour les animaux avec Patrick Berger et Vinciane Despret

Comment repenser nos manières de cohabiter les périphéries entre humains et animaux ? À Grancey-le-Château, l’un des premiers sites architecturaux et éthologiques en France est en devenir. En 2018, dans le cadre de l’action Nouveaux commanditaires initiée par la Fondation de France, Le Consortium-Land a invité les architectes Aristide Antonas, Patrick Berger et Junya Ishigami à réfléchir aux enseignements tirés de l’architecture animale et proposer des édifices à usage des animaux et des humains. Le projet inédit de Grancey-le-Château est né du constat suivant : l’architecture peut être le vecteur d’une symbiose entre les espèces. Les architectes invités ont conçu des projets d’habitation pensés entre architecture animale et humaine ; soit en construisant à l’usage des animaux, soit en exploitant les leçons d’architecture animale au profit d’une relation égale entre les espèces.
Rencontre avec Patrick Berger, architecte du Pavillon des Oiseaux – première construction effective du site éthologique dont son double est présenté à la 17ème exposition internationale d’Architecture – La Biennale di Venezia « How Will We Live Together ? » du 22 mai au 21 novembre 2021 – et la philosophe Vinciane Despret qui livre son analyse sur cette aventure unique.

Le Pavillon des Oiseaux de Patrick Berger à Grancey-le-Château-Neuvelle (Côte d’Or, France) © Antoine Espinasseau / Le Consortium-Land

« Que chacun mène sa vie et en même temps qu’il y ait une cohabitation possible » 

Patrick Berger, architecte

Le site architectural et éthologique de Grancey-le-Château mis en œuvre par Le Consortium-Land — dans le cadre des Nouveaux commanditaires et soutenu par la Fondation de France — est une allée, avec un bois. Ces arbres ont été plantés sur des remblais, c’est certainement artificiel. Ce n’est ni naturel, ni construit, c’est très flou et justement, ce sont ces bords flous qui sont intéressants. Les bords flous, c’est l’inverse d’un trait qui sépare les choses.
Se pose la question de comment peut-on vivre avec ou à côté des animaux. Comment peut-on organiser un secteur de territoire, de façon à ce que chacun mène sa vie et en même temps qu’il y ait une cohabitation possible ?

Le Pavillon des oiseaux inaugurera d’autres évènements sur les relations culturelles et artistiques entre l’homme et le monde animal. Les « bords » entre l’anthropologie et l’éthologie seront explorés.

Patrick Berger
Le Pavillon des Oiseaux de Patrick Berger à Grancey-le-Château-Neuvelle (Côte d’Or, France) © Antoine Espinasseau / Le Consortium-Land

« La périphérie est quelque chose dont j’ai découvert l’extrême importance dans la question du territoire, en tous cas chez les oiseaux »

Vinciane Despret

Vinciane Despret, vous avez accepté de contribuer à Grancey, A film, court-métrage qui sera présenté à la 17ème exposition internationale d’Architecture – La Biennale di Venezia « How Will We Live Together ? » avec le Pavillon des Oiseaux de Patrick Berger. À Grancey-le-Château, est développée une alternative architecturale où le vivant, sous toutes ses formes – végétales, animales et humaines – est au cœur du projet. La question des relations entre humains et animaux fait partie de vos domaines de recherche. Le projet de Grancey est lié à un territoire particulier : un village rural au nord de la Bourgogne, un site de périphérie. Que vous évoque cette notion de « périphérie » ?

Vinciane Despret — La périphérie est quelque chose dont j’ai découvert l’extrême importance dans la question du territoire, en tous cas chez les oiseaux. Je ne vais pas refaire tout l’historique de l’ornithologie ou des études des ornithologues à propos des territoires des oiseaux ; mais il y a eu quelques petites énigmes qui posaient problème aux ornithologistes qui étudiaient ces territoires. En effet, on remarquait que les oiseaux, une fois qu’ils étaient territoriaux, devenaient très conflictuels, alors qu’ils avaient vécus relativement paisiblement ensemble tant qu’ils vivaient de manière assez collective, pendant la période non-territoriale… Et puis, au moment où la territorialisation se fait, tout passage de ce que l’on appelait à l’époque une frontière, c’est à dire une zone limite autour du territoire, suscitait visiblement des conflits très spectaculaires entre les oiseaux. Ce phénomène a posé quelques énigmes…
La première énigme est que, finalement, les conflits étaient très spectaculaires mais il n’y avait que peu de blessés. Deuxièmement, ces conflits n’amenaient jamais nulle part. Troisièmement, lors de ces conflits, on remarquait que les oiseaux prenaient des rôles particuliers. C’est-à-dire que celui qui était l’intrus – qui jouait le rôle de l’intrus – prenait toutes les attitudes d’un oiseau que l’on appellerait un « dominé », un subordonné dans la hiérarchie. Avec un comportement très peu sûr de lui, très peu affirmatif, très peu agressif finalement. Alors que celui qu’on a appelé le « résident », lui était visiblement tout à son affaire. Ce qui faisait que ces combats, ces prétendus conflits, se terminaient toujours de la même manière : finalement, l’intrus s’en allait, tranquillement, et ne demandait pas son reste et n’était même pas poursuivi. Il n’y avait donc rien de personnel là-dedans.
Un dernier élément semblait bizarre. Pourquoi est-ce que les oiseaux vont toujours coller leur territoire les uns contre les autres puisqu’il semblerait que c’est source de perturbations, de conflits ? Alors même qu’il y a des espaces disponibles qui seraient de meilleure ou de même qualité. Eh bien non, les oiseaux ont besoin de créer des espèces de grappes, de constellations, de clusters.

« Le territoire serait un compromis entre des nécessités qui sont un peu contradictoires [•••] les oiseaux ont, d’une part, besoin d’être sociaux et, d’autre part, ils ont besoin de mettre des distances entre eux »

Vinciane Despret

Vinciane Despret — Il y a une hypothèse qui est venue de l’ornithologue Frank Fraser Darling avec cette suggestion : finalement est-ce que tous ces éléments ne doivent pas être vus ensemble, et pourquoi ?Et bien parce que le territoire serait, en quelque sorte, un compromis entre des nécessités qui sont un peu contradictoires. Quelles sont ces nécessités territoriales ? Celle de la reproduction, principalement. Quelles sont ces contradictions ? Les oiseaux ont, d’une part, besoin d’être sociaux et d’autre part, ils ont besoin de mettre des distances entre eux. C’est-à-dire qu’ils ont besoin de pouvoir vaquer, de pouvoir éviter les interférences de la part de leurs congénères. Le territoire est donc la solution pour éviter les interférences puisque le territoire se définit comme une mise à distance. Ainsi, Frank Fraser Darling se demandera : qu’est-ce qui est important dans un territoire ? Il y a trois points importants. Le premier, c’est le promontoire sur lequel l’oiseau paraît : ils y chantent et paradent, c’est une des fonctions du territoire, comme prétexte à exhibition. Le deuxième point d’importance est le nid, là où les petits vont se trouver et qu’il faut protéger. Mais le point de très grande importance est celui qu’on appellera non plus frontière mais périphérie. Pourquoi périphérie plutôt que frontière ? Parce que ce sont des lieux de rencontres. En fait, tous ces conflits qui avaient tant impressionnés les ornithologues, on se rend compte alors que les oiseaux les suscitaient ; certains allaient même au clash, avec vigueur et enthousiasme. Ce qui a d’ailleurs fait dire à mon doctorant Thibaut Demeyer, que les périphéries des territoires sont des dispositifs d’enthousiasme, c’est à dire des lieux où les oiseaux se rencontrent, s’activent mutuellement, et d’une certaine manière, socialisent sur le mode très exubérant qui est bien celui des oiseaux.

Est-ce que cela recouvre ce qu’on appelle la notion d' »écotone », en écologie ? Cette zone entre deux territoires, une zone de transition entre deux écosystèmes, c’est aussi une zone de rencontre. 

Vinciane Despret — Est-ce que ce serait un écotone ? Ici, on a appelé cela très longtemps frontière parce que c’est une zone qui est délimitée avec une très grande précision. Mais qui peut être par moment négociable. Toujours est-il que c’est une zone qui est vraiment presque ténue en fait, puisque le moindre franchissement est visible tout de suite. Donc il n’y a pas de no man’s land chez les oiseaux, ce n’est pas comme ça que eux le voient. Ils essaient plutôt de se coller les uns aux autres mais la fonction semblerait similaire.

« Certains auteurs disent qu’il y a une véritable coévolution culturelle entre certains oiseaux et nous [•••] à condition qu’une certaine distance soit respectée »

Vinciane Despret

Vous parliez plus tôt de « distances ». Est-ce que certains auteurs ont parlé de « bonnes distances » à conserver entre les espèces ? Dans la pandémie actuelle, cette bonne distance semble avoir été dépassée puisque nous en venons à accuser notre relation de proximité avec des chauves-souris d’en être la cause.

Vinciane Despret — Je crois que la distance est vraiment un facteur crucial. Joëlle Zask en parle très bien dans son livre Zoocities : il montre que l’on peut avoir envie de vivre avec les animaux, mais ces derniers n’ont pas nécessairement la même envie que nous. Je vais prendre un exemple que l’on connaît bien : celui des corvidés qui, eux, souhaitent visiblement vivre dans des environnements anthropisés. Ce qui fait d’ailleurs dire à certains auteurs qu’il y a une véritable coévolution culturelle entre certains oiseaux et nous, c’est-à-dire que ces oiseaux ont souhaité vivre avec nous mais pas forcément très proches de nous. D’ailleurs, ils veillent à ce que cette distance soit toujours la même. On remarque que beaucoup d’animaux souhaitent vivre parfois assez proche des humains, dans les mêmes environnements. Notamment parce que ces environnements leurs apportent des bénéfices évidents mais à condition qu’une certaine distance soit respectée. Ne fût-ce que parce que nous sommes dangereux pour eux, ou qu’ils ne sont pas tranquilles quand on est trop près, mais aussi parce que, justement, la question des zoonoses (maladies ou infections qui se transmettent des animaux à l’homme, et inversement) se pose quand la distance est réduite.La question est donc : quelle est la bonne distance ? On ne peut pas y répondre en général. La bonne distance se définit vraiment au cas par cas. Non seulement au cas par cas pas selon les espèces, mais aussi au cas par cas avec certains individus d’une même espèce qui supporteront une distance moindre là où d’autres vont demander que la distance soit vraiment maximale. C’est Heini Hediger, spécialiste des animaux de cirque et de zoo, des animaux en captivité, qui a fait énormément de recherches là-dessus. Il avait constaté que pour les animaux, il existe toujours une distance qui est la distance de fuite. Pour beaucoup d’animaux, la bonne distance est celle à partir de laquelle fuir reste possible. 

🖋️ Propos recueillis par Franck Gautherot, co-fondateur du Consortium Museum et membre du Consortium-Land 

Qui est Patrick Berger ?

Patrick Berger est né à Paris en 1947 et participe au renouvellement de l’architecture française dès les années 1980 notamment par son approche associant Architecture, Ville, Histoire et Nature.
Après ses études d’architecture, commencées en 1966 à l’École Nationale supérieure des Beaux-Arts de Paris, il se rend au Népal pour une étude d’ethno-architecture à Panauti, ville royale de l’Himalaya. Les thèmes abordés durant ce voyage sont ceux que l’on retrouvera au fil des années : l’Homme, ses formes de vie abritées et représentées par l’architecture, ses procédés pour bâtir et leur expression ; ses croyances et leurs signes construits faisant Ville. L’histoire de leurs milieux naturels et construits et les questions que posent leur évolution aujourd’hui.
Ses trois livres suivant : Formes cachéesla villeMilieux, et Animal ? énoncent les notions explorées à différentes échelles dans sa pratique du métier. Son architecture se caractérise par la mise à jour de figures qui unifient une expression symbolique de l’usage et une orientation pour le devenir et le caractère d’un site. Ses dessins façonnent à cet effet — pour chaque forme et chaque matériau mis en oeuvre — les éléments, leurs assemblages, la composition, et leurs proportions.
Patrick Berger est aussi auteur d’installations in-situ, parfois éphémères ou proches de la performance. Ses dessins et maquettes font partie des collections du Centre Georges-Pompidou à Paris, de l’Institut français d’architecture (IFA) et du Musée allemand d’architecture (DAM). Professeur d’architecture honoraire à l’Ecole polytechnique fédérale de Lausanne, il a aussi enseigné à Saint-Etienne et Paris.

Qui est Vinciane Despret ?

Vinciane Despret est philosophe et psychologue, professeure à l’université de Liège. Après avoir découvert le travail des éthologues, elle oriente ses recherches vers la philosophie des sciences. Elle ne cesse d’interroger notre rapport aux animaux à travers quantité d’ouvrages reconnus internationalement. Elle est également commissaire de l’exposition « Être bêtes » à la Cité des sciences. Vinciane Despret est l’intellectuelle de l’année du Centre Pompidou à Paris ; elle y organise toute une série d’événements, tout au long de l’année. Elle a publié de nombreux livres sur les animaux et leurs scientifiques (Quand le loup habitera avec l’agneau, Penser comme un rat, Que diraient les animaux si on leur posait les bonnes questions?) ainsi qu’un livre pour enfants, Le Chez-Soi des animaux (Actes Sud, 2017), dont Habiter en oiseau constitue en quelque sorte la suite.

Qu’est-ce que Grancey-le-Château — Un Monde à la Lisière ? 

Dans le cadre de l’action Nouveaux commanditaires initiée par la Fondation de France et accompagné des habitants du village de Grancey-le-Château, Le Consortium-Land a invité Patrick Berger (France), Aristide Antonas (Grèce) et Junya Ishigami (Japon) à imaginer des architectures basées sur les relations entre l’homme et l’animal, sous différents angles.L’orientation éthologique, discipline scientifique qui vise à étudier le comportement des espèces, y compris humaines, est au cœur du développement du site de Grancey-le-Château. Ce modèle expérimental est proposé pour définir – au long terme, en France et ailleurs – de futurs projets de logements pour des géographies et territoires différenciés, périphériques.En 2021, Le Pavillon des Oiseaux de Patrick Berger, réfléchi et produit par Le Consortium-Land, est la première réalisation du site dinstallée de manière pérenne à Grancey-le-Château. En parallèle de la présentation publique de son double lors de la 17ème exposition internationale d’architecture – La Biennale di Venezia. Le Pavillon des Oiseaux de Patrick Berger sera accompagné d’un court film offrant un regard sur la genèse et la philosophie du site éthologique de Grancey-le-Château, avec la participation de Vinciane Despret, philosophe des sciences.