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ÉNERGIES DÉSESPOIRS : deux versants de notre planète en mouvement avec Bonnefrite, Nicola Delon, José-Manuel Gonçalvès et Michel Lussault

ÉNERGIES DÉSESPOIRS est une exposition présentée au CENTQUATRE-PARIS. Fruit d’un dispositif collaboratif entre Encore Heureux, l’École urbaine de Lyon et Bonnefrite, est composée d’une forêt de 120 affiches peintes, prenant forme dans le grand volume de la halle Aubervilliers. Un espace que le public est amené à parcourir librement afin de découvrir l’œuvre dans l’ordre qu’il souhaite. Il est donc possible de venir pour s’immerger dans l’installation, mais aussi de la découvrir en passant simplement dans la halle. Chaque élément comporte deux faces, l’une « énergies », l’autre « désespoir », cette forêt peut être parcourue dans deux sens différents.

Explorer la collaboration entre architectes, géographes et artistes : entretien à 4 voix avec Bonnefrite, Nicola Delon d’Encore Heureux José-Manuel Gonçalvès – directeur du CENTQUATRE-PARIS, Michel Lussault de l’École urbaine de Lyon.

ÉNERGIES DÉSESPOIRS — Un monde à réparer au CENTQUATRE-PARIS avec Encore Heureux, Bonnefrite et l’École urbaine de Lyon © Bonnefrite

« On ne l’a pas fait pour se parler à nous-même mais pour chercher quelque chose de l’autre » 

José-Manuel Gonçalvès, vous avez composé au CENTQUATRE-PARIS un lieu où se posent au travers des disciplines artistiques des questions de société et où l’on interroge le futur comme avec la Biennale d’Art Numérique Némo. Comment s’est développé Énergies Désespoirs au sein de votre programmation et dans quelle dynamique par rapport à vos autres projets ?

José-Manuel Gonçalvès — L’équipe d’Encore Heureux est en résidence d’entreprise au travail au CENTQUATRE : ils mènent de manière indépendante des projets. Et comme la plupart des équipes résidentes au CENTQUATRE, qu’elles viennent de la partie entrepreneuriale ou artistique, elles produisent à un moment quelque chose avec et pour le CENTQUATRE. Ce projet s’inscrit presque naturellement dans ce mouvement-là. A un moment, on arrive à superposer les temporalités collectives et individuelles. On avait en tête qu’il y ait une exposition mais nous ne nous sommes pas fixés une date comme objectif. On a mis du temps à définir cette exposition mais on savait qu’on avait un rendez-vous à venir et quand Michel Lussault a rejoint l’aventure, en dialogue avec Encore Heureux, la discussion a presque été plus technique ; il n’y avait dès lors plus qu’à produire et installer. On prend le temps au CENTQUATRE de trouver une date pour rendre compte au public du travail réalisé, à partir du moment où on a quelque chose à dire, un objet. Nous ne sommes pas dans des rendus impératifs auprès de nos équipes artistiques ou entrepreneuriales, nous ne les pressons pas de l’obligation d’un rendu mais les accompagnons avec les moyens quand cela est nécessaire. 

Nicola Delon — Cela demande une grande confiance et cela permet de mener un projet de recherche dans la durée, de laisser sédimenter les idées. La compréhension du processus de travail était très importante. Dans nos premières conversations, nous avions plutôt en tête une exposition sur l’effondrement mais en échangeant on s’est rendu compte qu’on voulait aller au-delà et que si la conscience du désespoir était nécessaire, elle n’était pas suffisante. Énergies Désespoirs est un travail collectif et présente des réponses collectives. L’exposition est doublement collective. La part du colibri, parce qu’on trie ses poubelles, n’est pas du tout à l’échelle de la crise actuelle et c’est important de le dire parce qu’on a très vite fait d’infantiliser le citoyen, la citoyenne avec des petits éco-gestes. Le CENTQUATRE est un lieu éminemment politique dans son rapport à la ville, aux usages, aux champs des possibles. C’est là où l’on s’est retrouvé d’ailleurs avec José-Manuel.

Encore Heureux, vous avez en 2018, à la Biennale d’architecture de Venise, proposé un tour d’horizon de lieux infinis, des lieux qui sont ouverts, possibles, non-finis, qui instaurent des espaces de liberté où se cherchent des alternatives. Comment percevez-vous le CENTQUATRE, – lieu ouvert aux possibles où vous êtes résident à l’année ? Comment est venue l’idée de l’exposition dans la halle Aubervilliers parmi la pluralité d’espaces possibles ?

Nicola Delon —  Très brièvement, dans les dix lieux que nous présentions à Venise figurait le CENTQUATRE. Nous considérons que ce lieu culturel de la ville de Paris est un lieu d’innovation dans les usages avec tout ce qui a été appelé les pratiques spontanées, mises en place par José-Manuel Gonçalvès, avec l’idée d’offrir ce lieu à des choses non prévues, non programmées, non finies. C’étaient d’anciennes pompes funèbres, ce bâtiment a failli être démoli, avant d’être réhabilité : l’idée qu’il ne faut plus détruire mais réhabiliter le bâtiment qu’il soit une friche industrielle ou autre.On s’est très vite rendu compte que le dessin et plus que le dessin, la peinture allait être au cœur de ce projet. Des peintures collectives conçues à plusieurs mains et peintes par Bonnefrite. On a voulu très vite avec Julien Choppin et Michel Lussault que ce soit une exposition traversante, très accessible et la question de la nef nous semblait évidente. Presque une exposition de hall de gare. On est presque dans une place publique avec un toit ; c’est l’architecte Sophie Ricard qui a trouvé cette expression que je trouve très juste.

« C’est une exposition conçue par des architectes, un géographe et un artiste »

Dans ses lieux infinis, résonne aussi l’idée de non-fini ; et de la possibilité dans un contexte où le désespoir pourrait l’emporter d’espérer, de mobiliser des énergies…

Nicola Delon — Le mot infini s’oppose aussi à la finitude des ressources matérielles. On a la certitude que les ressources et l’énergie disponibles et nécessaires à nos modes de vie sont quelque chose de fini. En parallèle de ça, on a l’impression que nos ressources collectives sont infinies. En cela, les possibles et les agencements à inventer sont infinis.

Les effets de l’anthropocène sont régulièrement appuyés par des scientifiques, climatologues et biologistes et des philosophes. Comment ces effets vous affectent-ils dans vos domaines de recherches et de pratiques architecturales ?

Michel Lussault — Ce qui est important de comprendre, c’est que la “découverte” de l’anthropocène est un bouleversement pour chacun d’entre nous. Aujourd’hui, personne n’est spécialiste de l’anthropocène en première intention. Tout le monde aborde la question du changement global et de ses impacts systémiques et de la crise de l’habitabilité qui en résulte, à partir de son propre point de vue. De façon générale, ce n’est pas un point de vue qui s’est constitué dans la perspective d’une réflexion sur la menace sur l’environnement. Je ne viens pas de la géographie environnementale mais au contraire des études urbaines, essayant de comprendre la dimension planétaire de l’urbanisation. Je suis arrivé à l’anthropocène par un détour que j’entame dans les années 2000-2010 autour de ma réflexion sur la vulnérabilité urbaine et l’exposition des villes aux catastrophes et aux endommagements ; je découvre l’anthropocène presque incidemment, une sorte de hasard. Je pense que c’est un peu la même chose pour Encore Heureux, ou d’autres. L’anthropocène nous tombe dessus comme un phénomène que nous n’avions pas commencé à aborder en tant que tel mais qui, très rapidement, nous paraît devoir réorganiser l’entièreté de notre travail, réorienter toute notre pensée, modifier la façon dont nous mobilisons nos instruments de connaissance et d’expression.J’ai l’habitude de dire que je considère, en reprenant la distinction de Gilles Deleuze dans Critique Clinique, l’anthropocène comme une clinique. La pensée clinique est celle, en effet, des devenirs — à la fois des symptômes du présent mais aussi des possibles. Je m’approprie ce mot de Deleuze en ce sens où l’anthropocène définit un cadre clinique ; au sens médical du terme avec la visée d’établir un diagnostic de symptômes et c’est la partie désespoir de l’exposition, une symptologie du monde abîmé par les activités humaines. Mais aussi une clinique au sens deleuzien du terme qui oriente ou désoriente des possibles et c’est plutôt la partie Énergies de l’exposition qui ne tranche pas, ne prescrit pas mais ouvre des perspectives. Je me retrouve bien dans cette idée de l’anthropocène comme une clinique qui nous saisit. J’ai été saisi par l’anthropocène alors que j’avais plus de quarante ans, dont vingt ans de travail. Je ne suis pas spécialiste de l’anthropocène au sens des sciences de l’environnement mais je travaille avec ces notions depuis quinze ans et c’est ça qui m’intéresse : que ça nous déplace. C’est sans doute ce qui nous a fait choisir la peinture et cette exposition un peu mal-élevée, si je puis dire, indisciplinée. On n’a pas voulu d’une exposition muséographique, fermée de toute part, policée. Nous voulions un “hall de gare” où tout le monde vient se confronter à cette peinture qui ne cherche ni à plaire ni à déplaire mais s’impose et nous oblige à réfléchir. L’anthropocène fait beaucoup bouger les choses et c’est ce dont veut témoigner l’exposition.

ÉNERGIES DÉSESPOIRS — Un monde à réparer au CENTQUATRE-PARIS avec Encore Heureux, Bonnefrite et l’École urbaine de Lyon © Bonnefrite

« Ce qui est important de comprendre, c’est que la “découverte” de l’anthropocène est un bouleversement pour chacun d’entre nous »

Nicola Delon — J’aimerais peut-être revenir sur l’endroit d’où l’on parle. Le collectif constitué spécifiquement pour cette exposition rassemble des compétences différentes et complémentaires. On a le sentiment que ce n’est pas une exposition d’architecture ou de géographie, mais c’est une exposition conçue par des architectes, un géographe et un artiste.Nous ne cherchons pas à tout raconter mais tout ce que l’on présente dans cette exposition nous affecte. C’est aussi la puissance d’une exposition, de pouvoir condenser un travail mené depuis plusieurs années avec des réflexions au très long cours par un moyen donné qui est ici la peinture. L’affect, dont pourrait parler aussi Deleuze au sujet des attachements, est quelque chose qui nous semblait très important.

Benoît Bonnemaison-Fitte (dit Bonnefrite) — Évidemment ces problématiques d’un changement global, d’une accélération et d’une multiplication des catastrophes climatiques m’interpellent. Cette collaboration a été importante pour moi, parce qu’elle m’a permis d’en apprendre davantage. La particularité du travail mené tient à ce que les universitaires et architectes, habitués à la position de curateurs par rapport à des contenus, se sont impliqués dans la construction des peintures. Pour moi, cet engagement créatif dans le processus est unique. Je traduis des idées en images, en peintures sans trop me prendre la tête ; s’il faut représenter un animal avec une tête d’homme, transformer, inventer, ça ne me pose pas de problème. On a imaginé des images accessibles, non pas qui nous mettent à distance mais qui nous interrogent. Ce sont les têtes de proue de notre travail, c’est ce qu’on voit de loin mais tout ce qui est dedans, apparemment caché, on le livre. C’étaient des discussions très intéressantes sur la façon de figurer des sujets qui nous concernent tou.te.s mais que l’on a pas forcément envie de voir, parce qu’on les a trouvés. Il n’y a pas de spécialistes comme le disait Michel, on est tous dedans.

Nicola Delon — Pour préciser les niveaux de lecture, en effet l’image est la partie visible mais les cartels qui sont des textes associés sont aussi très scénarisés, très écrits.

Michel Lussault — Ce que l’on propose c’est en effet une expérience de pensée collective en peinture ou avec la peinture. On a un peu inversé l’ordre des choses par rapport à une exposition de peintures où la problématisation savante vient gloser les peintures. Ici, on a problématisé des questions, développé une méthode qui est une méthode de documentation des cas et ensuite avec Benoît on a exprimé cette problématisation et cette méthode via la peinture dans le cadre d’un projet collectif où Benoît tenait le pinceau mais dans une interaction permanente. La méthode, les cartels, les textes du catalogue, la scénographie et le choix de la halle au sein du CENTQUATRE, elle-même, forme en quelque sorte un ensemble indivisible qui exprime une prise de position collective sur la problématique anthropocène.C’est assez risqué de mettre exactement sur le même plan les Désespoirs et les Énergies. Ce n’est pas une exposition collapsologue, ce n’est pas non plus une exposition “optimistique” qui mettrait en avant les solutions mais on met sur un plan d’équivalence ces images en disant au spectateur : débrouillez vous avec ça, agissez avec ça. La peinture est devenue le seul média qui permettait cela. Visuellement ce plan d’équivalence est tout de suite perceptible.

« Nous proposons des connaissances avec un procédé qui cherche à capter l’attention par l’émotion visuelle que je trouve assez courageux »

Nicola Delon — On n’a pas conçu une exposition qui apporte des réponses mais une exposition qui pose des questions, qui partage des préoccupations. On pense très important, dans cette complexité-là, de partager des interrogations plutôt que de prescrire ce qu’il faudrait faire ou d’indiquer comment répondre à l’urgence du changement global.

José-Manuel Gonçalvès — On sait que les réponses sont toujours informulées et trouvent à être formulées par une conjonction d’éléments inattendus. J’ai envie de dire qu’on réunit tous les éléments pour que du coup chacun, individuellement et collectivement, trouve de quoi se mobiliser d’une certaine manière pour trouver les réponses à son échelle. Le rapport d’échelle dans cette exposition est très fort qui emprunte au fond à l’art populaire et à ces grandes fresques révolutionnaires qu’on a connu dans nombre de pays, y compris dans l’histoire contemporaine où tout d’abord on reprend des scènes de situations existantes pour partager avec le peuple des scènes qu’il ne voit pas et qu’on a envie de partager collectivement. C’est une manière de porter à la connaissance du grand public par une forme et un support qui emprunte d’emblée au message politique et il n’y a pas d’ambiguïté là-dessus. La mobilisation ne peut être que collective ; c’est à la population de trouver une manière de se mobiliser. Nous proposons des connaissances avec un procédé qui cherche à capter l’attention par l’émotion visuelle que je trouve assez courageux. Pour Michel en particulier, accepter que toute cette recherche se retrouve formulé sous des formes d’images qui de fait échappent à l’entendement et à la dimension souvent extrêmement précises et rigoureuses du texte pour retourner dans un champ qui est celui de l’art et qui rouvre les choses d’une manière à les laisser mal interprétées ou pas interprétées comme cela a été pensée. Je trouve ça courageux et nécessaire.

Michel Lussault — Il n’y a pas de sujet plus politique que l’anthropocène, cette exposition est profondément politique et profondément subversive de ce point de vue-là. L’anthropocène nous oblige à nous poser la question de la façon d’habiter collectivement sur cette planète. Que voulons-nous partager ? Quelles limites voulons-nous poser à l’exploitation des ressources ? Quel type de contrat social voulons-nous lier autour des problématiques de subsistance, de l’énergie ? Quel type de relation entre l’habitation et la justice voulons-nous mettre en œuvre. À chaque pas, nous tombons dans des sujets politiques très lourds et cette exposition est un lieu d’agitation politique d’une certaine manière et cela renforce l’idée de passer par un dessin qui est un dessin d’appel, d’accroche, de percussion qui ne va pas faire autre chose que d’essayer de prendre le spectateur, d’attirer son attention même s’il ne veut pas le voir. De ce point de vue-là, effectivement, cela ne pouvait se faire ailleurs qu’au CENTQUATRE et dans ce lieu là. Il y a effectivement un pari qui est fait collectivement d’aller vers plus de simplicité face à d’autres dispositifs qui mettent le spectateur à distance, voire l’intimident par une surenchère technologique. 

ÉNERGIES DÉSESPOIRS — Un monde à réparer au CENTQUATRE-PARIS avec Encore Heureux, Bonnefrite et l’École urbaine de Lyon © Bonnefrite

On l’a rappelé ces peintures ont une dimension politique mais elles peuvent également nous rappeler cette histoire des affiches de mai 68 qui étaient aux beaux-arts signées collectivement par un processus intellectuel qui menait à la production d’image. Benoît, comment avez-vous justement travaillé dans ce collectif, dans cette collaboration ?

Benoît Bonnemaison-Fitte — En préambule à cette question et pour réagir aux précédentes interventions, je me demandais si le CENTQUATRE n’était pas pour moi une grotte moderne. Je viens d’Aurignac et on a une grotte dont on se sert énormément pour dire un peu ce qu’on veut. Sans fanfaronner, ce qui m’a beaucoup plu c’est d’essayer de représenter des choses avec une forme d’urgence, de simplicité, de radicalité, d’efficacité que je retrouve chez Cassandre, John Heartfield ou Hervé Morvan avec un goût pour la simplicité, le plaisir aussi de faire jouer des couleurs. Je suis fier d’avoir fait ce travail incroyable, parce qu’il y a aussi une affaire de quantité : on a produit 120 images ! Et c’est là, où je reviens à mon histoire de grotte. Il y a des centaines de dessins dans la grotte Chauvet et c’est la quantité qui joue, qui rend le site monumental : il y a une image plus une autre, plus une autre, plus une autre… Ce ne sont pas des images isolées mais des suites d’images qui rendent l’histoire intéressante. Pour la construction, on a échangé, on s’est écouté et puis on fait ce qu’on peut, on bricole ! C’est du bricolage, c’est chaotique ! On est pas habitué à faire ce genre de travail ; il n’y a pas de règles et c’est tant mieux. J’ai galéré sur un kangourou que j’ai refait 30 fois, 40 fois alors que d’autres formes complexes sont arrivées du premier coup. On a partagé les cerveaux ; quel bonheur ! C’est pour moi du travail pur, une occasion exceptionnelle d’être à un endroit intellectuel, politique. On ne revendique pas une dimension technologique, je dessine et c’est fait main.Je tâche de synthétiser des pensées complexes, j’essaie non pas de les rendre intelligibles ou compréhensibles mais de faire passer des émotions. On n’est surtout pas dans cette démagogie du j’aime/j’aime pas. On n’est pas à cet endroit du plaire. On a une approche pragmatique, descriptive et on répond à des chiffres, on se répond à nous même, à nos craintes, à nos espoirs ensemble. J’aimerais à mon tour insister sur la dimension collective du projet et préciser que je ne fais pas l’artiste. Je ne me sens pas un artiste d’ailleurs mais comme quelqu’un qui vient des arts appliqués. Je me fous des étiquettes et je le revendique. Les fresques murales me parlent énormément parce que c’est le langage de la rue, le langage de l’urgence aussi et il y a un peu de ça. Je reviens toujours à l’image de la grotte, où les mecs peignaient, dessinaient, communiquaient, proposaient des passages vers d’autres mondes, on est un peu à cet endroit-là de transition, de moment charnière dans cette époque, dans ce lieu.

« Les fresques murales me parlent énormément parce que c’est le langage de la rue, le langage de l’urgence aussi et il y a un peu de ça »

Nicola Delon — Quand on a commencé à travailler sur l’exposition, c’était en 2019 avant la pandémie mondiale. On voulait faire une exposition d’anticipation et on s’est retrouvé à faire une exposition de ce qui nous arrivait. Malgré tout, on parlait de ces sujets-là : qu’on allait droit dans le mur, que tout ne pouvait pas continuer comme cela. Michel a essayé de chroniquer ce qui nous arrivait avec ces vidéos géo-virales et on s’est vraiment demandé comment notre propos allait être perçu dans ce moment de bouleversement. On s’est mis d’accord sur l’importance que conservait notre sujet et l’importance des récits à partager.
Michel Lussault — Il y a quelque chose de très puissant depuis quelques années et la pandémie a accentué ça. Dans une certaine mesure, ça préexiste à la pandémie quand on réfléchit aux effets du changement global, aux problématiques de l’anthropocène. On est vraiment face à une accélération, on a l’impression que tout se précipite avec tous les sens de ce mot. […] On n’est pas dans une exposition qui donne des recettes et on l’assume, on est politiques au sens harendtien du terme, on incite les visiteurs à repenser l’urgence et la précipitation du moment. Ce n’est pas une exposition de prêche ou de dogme et même dans le collectif on n’est pas tous et toutes d’accord et sur les diagnostics et les solutions. On reste cependant d’accord que cette précipitation devait nous faire dire quelque chose.

Cette exposition n’est pas une fin en soi, elle fait partie d’une recherche action et d’une réflexion collective. Comment comptez-vous continuer avec et après cette exposition ? Quels sont ces prolongements ?

Nicola Delon — C’est l’attrait de l’inconnu peut être. Les rencontres que l’on a pu faire sont liées à des intuitions très fortes. Et l’exposition nous fait poser des choses que l’on pourra envisager comme un point d’étape. Ce qui viendra après l’exposition sera la nécessité de penser l’après ; peut-être la tournée de l’exposition, peut-être d’autres actions, d’autres rencontres. On s’est rencontré avec Michel pendant l’exposition Lieux Infinis et peut-être que d’autres personnes nous rejoindront sur cette nouvelle exposition. L’exposition n’est pas une fin en soi.

José-Manuel Gonçalvès — Après l’exposition, il y a en effet la question de la diffusion pour essayer de partager cette exposition au plus grand nombre. Il est important de rendre compte de l’originalité de cette proposition-là, de s’assurer que l’impact de ce qui a été produit ensemble puisse se retrouver avec les mêmes formes ailleurs. On sait que les copies et les copies de copies finissent par amoindrir le propos. L’exposition va provoquer des réactions auprès d’un public. On ne l’a pas fait pour se parler à nous-même mais pour chercher quelque chose de l’autre. En effet, la recherche-action nous pousse à observer ce qui va se produire pour voir ce que cela va mettre en recherche ou en action. On sera capable, dans tous les cas, d’apporter un rebond à ce qu’on observera comme action ou réaction à cette exposition. 

Michel Lussault — On ne sait pas trop où l’on va mais on a envie que ça continue, que ça s’élargisse, de lancer l’arbre à palabres. On a envie que ça jase, que ça dispute, que ça prenne des voix.e.s que nous n’avions pas prévues et c’est aussi une exposition qu’on ouvre pour ça. De même qu’on veut rester dans le trouble, on espère en quelque sorte, se faire déborder. Nous ne créons pas pour garder ça pour nous mais pour que ce soit repris, détourné et qu’on ne sache plus exactement ce que ça fait mais qu’on ait l’impression d’avoir lancé quelque chose. C’est comme ça aussi que l’on a prévu les conférences pour le mois de juin et juillet en invitant d’autres personnes avec lesquelles nous n’avions pas pu travailler. C’est comme ça aussi que l’on a pensé le livre qui n’est pas un catalogue en invitant une vingtaine d’autres personnes qui n’ont pas participé au projet qui peuvent enrichir le projet autour des questions “Quel est votre énergie ? / Quel est votre désespoir ?” Cette question simple nous a donné des réponses étonnantes. Peut-être que l’exposition sera poursuivie par d’autres moyens mais de toute manière il est peu probable que notre collectif cesse de travailler ensemble. On a pris beaucoup de plaisir à avancer ensemble sans même se disputer, on n’était parfois pas d’accord mais il n’y avait pas vraiment de dissensus. On aurait pu continuer des semaines à travailler dessus en étant toujours contents de se voir ; c’était peut-être même suspect !

ÉNERGIES DÉSESPOIRS — Un monde à réparer au CENTQUATRE-PARIS avec Encore Heureux, Bonnefrite et l’École urbaine de Lyon © Bonnefrite

« On incite les visiteurs à repenser l’urgence et la précipitation du moment »

En parlant de rapport au public, est-ce que des moments sont prévus pour accompagner cette exposition et témoigner de cette recherche ?

José-Manuel Gonçalvès — Tout d’abord, – mais Nicola pourra mieux en parler- , une partie de l’exposition est prévue pour que le spectateur puisse s’exprimer, partager ce qu’il a vu, vécu, compris. Avec Michel, des conférences sont pensées aussi pour poursuivre la réflexion autrement avec le public.

Benoît Bonnemaison-Fitte — Il va aussi y avoir des ateliers de sérigraphie, c’est très mai 68, c’est très mexicain. On va produire des affiches pendant toute la durée de l’exposition que l’on va placer à gauche à droite, que l’on va distribuer. On va continuer à produire des images.

Nicola Delon — On va proposer aux publics de venir partager ses Énergies et ses Désespoirs de la même manière que l’on avait proposé de renseigner les lieux infinis à Venise et que l’on avait fait une exposition à Lyon, Des Milliers d’Ici à L’École urbaine. On avait été débordés par ce que les gens avaient proposé et, là, on va voir ce que ça donne. C’est un exercice simple avec une question très sensible qui va créer une forme de complément.

Michel Lussault — On ne sait pas trop où l’on va mais on a envie que ça continue, que ça s’élargisse, de lancer l’arbre à palabres. On a envie que ça jase, que ça dispute, que ça prenne des voix.e.s que nous n’avions pas prévues et c’est aussi une exposition qu’on ouvre pour ça. De même qu’on veut rester dans le trouble, on espère en quelque sorte, se faire déborder. Nous ne créons pas pour garder ça pour nous mais pour que ce soit repris, détourné et qu’on ne sache plus exactement ce que ça fait mais qu’on ait l’impression d’avoir lancé quelque chose. C’est comme ça aussi que l’on a prévu les conférences pour le mois de juin et juillet en invitant d’autres personnes avec lesquelles nous n’avions pas pu travailler. C’est comme ça aussi que l’on a pensé le livre qui n’est pas un catalogue en invitant une vingtaine d’autres personnes qui n’ont pas participé au projet qui peuvent enrichir le projet autour des questions “Quel est votre énergie ? / Quel est votre désespoir ?” Cette question simple nous a donné des réponses étonnantes. Peut-être que l’exposition sera poursuivie par d’autres moyens mais de toute manière il est peu probable que notre collectif cesse de travailler ensemble. On a pris beaucoup de plaisir à avancer ensemble sans même se disputer, on n’était parfois pas d’accord mais il n’y avait pas vraiment de dissensus. On aurait pu continuer des semaines à travailler dessus en étant toujours contents de se voir ; c’était peut-être même suspect !

✒️ Entretien réalisé par Henri Guette pour bitume • jigsaw

ÉNERGIES DÉSESPOIRS — Un monde à réparer au CENTQUATRE-PARIS avec Encore Heureux, Bonnefrite et l’École urbaine de Lyon © Bonnefrite

Qu’est ce qu’ÉNERGIES DÉSESPOIRS 

ÉNERGIES DÉSESPOIRS est un dispositif / exposition au CENTQUATRE-PARIS qui présente des mondes qui s’effondrent et d’autres qui sont reconstruits et réparés collectivement.
Cette exposition explore deux versants de notre planète en mouvement : les données scientifiques de l’Anthropocène qui documentent la crise de l’habitabilité de la Terre, et les initiatives contemporaines à différentes échelles qui esquissent une réparation à l’œuvre.
Sur une invitation de José-Manuel Gonçalvès – directeur artistique du CENTQUATRE-PARIS, le dispositif spécialement conçu et réalisé pour l’exposition prend la forme d’un ensemble de 120 tableaux grand format peints par l’artiste Bonnefrite et qui se répartissent dans les 1 000 m2 de halle Aubervilliers.
Aux 60 peintures de désespoirs en noir et blanc répondent 60 peintures d’énergies en couleur, disposées dos à dos. Chaque peinture est accompagnée d’un court texte qui complète l’image avec des indications quantitatives et des mises en perspective.

Benoît Bonnemaison-Fitte © DR

Qui est Bonnefrite ?

Benoît Bonnemaison-Fitte, dit Bonnefrite, est un affichiste membre de l’Alliance Graphique Internationale. Peintre, dessinateur, son goût pour les expérimentations l’amène à participer à divers projets de graphure et de peintrisme dans la rue, au Centre Pompidou, au musée du quai Branly, chez Fotokino, à la Cité de l’Architecture, dans un EHPAD, au musée des Arts Décoratifs, au Théâtre de l’Aquarium ou au siège de la Croix Rouge. Il cultive également une collaboration graphique de longue date avec les scènes nationales d’Évry, de Narbonne et le théâtre Sorano. Proche de Baro d’Evel, il crée pour cette compagnie des images peintes sur les camions, fabrique des affiches et amène dans les spectacles Bestias et Mazùt sa vision scénographique. Avec Sébastien Barrier et Nicolas Lafourest, il joue « Chunky Charcoal », dont il inscrit, trace, classe et dessine en direct le flux incessant, sur une page blanche de neuf mètres par trois. Sa pratique est animée et structuré par la revue « Graphure et Peintrisme », de laquelle il conçoit le troisième numéro avec Paul Cox. Compagnon de longue date d’Encore Heureux, il conçoit des signes pour plusieurs de leurs bâtiments à Auch, Albi et Paris.

Nicolas Delon © Encore Heureux
Julien Choppin © Patrick Gaillard

Qui sont Nicola Delon et Julien Choppin ? 

Nicola Delon (1977) est architecte. Diplômé de l’École Nationale d’Architecture de Paris la Villette après avoir étudié à l’Ecole d’Architecture de Toulouse et de l’Université de Montréal. En 2001, il fonde avec Julien Choppin le collectif Encore Heureux.Affirmant la notion d’architectes généralistes, Encore Heureux intervient à différentes échelles sur des problématiques spatiales, sociales et urbaines avec la volonté de mettre au cœur de ses préoccupations les questions d’usages, de confort et de douce radicalité. En 2006, il est lauréat des Nouveaux Albums des Jeunes Architectes, distinction du Ministère de la Culture. Parallèlement à la conception d’équipements culturels et tertiaires, pour des commanditaires associatifs, publics et privés (salle de concert, cinéma, musée, centre d’innovation,..). Encore Heureux conçoit des performances, des jeux, du mobiliers, des livres, des images, des films et des expositions. En 2014, Nicola Delon est co-commissaire de l’exposition Matière Grise au Pavillon de l’Arsenal à Paris. Cette exposition explore le réemploi des matériaux en tant que nouveau paradigme de la construction à l’heure de la crise mondiale des ressources naturelles. Rejoints en 2016 par les associés Sébastien Eymard et Sonia Vu, Encore Heureux est commissaire en 2018 du Pavillon Français pour la 16ème Biennale Internationale d’Architecture de Venise avec l’exposition « Lieux infinis ». Nicola Delon a participé à de nombreuses expositions et conférences dans de nombreux pays, défendant une architecture plus sobre, plus juste et plus joyeuse. 

Julien Choppin est architecte, formé dans trois écoles d’architecture (Toulouse, Clermont-Ferrand et Paris). Diplômé de l’École Nationale d’Architecture de Paris la Villette en 2001, Il fonde à 24 ans, avec Nicola Delon, l’agence Encore Heureux, lauréats des nouveaux albums des jeunes architectes en 2006. Ils revendiquent une démarche généraliste pour exercer leur métier entre installations artistiques ou éphémères, équipements culturels et recherches prospectives par le biais de livres et d’expositions. Engagés dans les problématiques du réemploi de matériaux et de la responsabilité écologique des architectes, Julien Choppin et Nicola Delon réalisent l’exposition Matière Grise au Pavillon de l’Arsenal à Paris (2014) ainsi que le Pavillon Circulaire (2015). En 2016, l’agence s’installe au CENTQUATRE-PARIS, et ils sont rejoints par Sébastien Eymard (2016) et Sonia Vu (2019) en tant qu’associé.es. En 2018, ils sont commissaires du Pavillon Français pour la 16ème Biennale Internationale d’Architecture de Venise et livrent l’exposition Lieux infinis accompagnée de son pendant concret, l’Esperienza Pepe. Depuis 2020, il s’engage dans une nouvelle voie autour du vivant et de l’agriculture.

José-Manuel Gonçalvès © Jean-François Spricigo

Qui est José-Manuel Gonçalvès ? 

Des Hautes Etudes en Pratiques Sociales, des débuts comme formateur sportif, la responsabilité d’un premier lieu à 21 ans, la promotion de la culture française à l’étranger à 35 et la direction d’une première scène nationale (La Ferme du Buisson) à 38… C’est un parcours singulier qui a conduit José-Manuel Gonçalvès jusqu’à la tête d’un des lieux actuels de la culture contemporaine à Paris. Directeur du CENTQUATRE-PARIS depuis 2010, réalisateur de Nuit Blanche en 2014 et 2015, commissaire de nombreuses expositions comme Paysages Bordeaux 2017,Liberté ! à Bordeaux en 2019 et Panorama 20 au Fresnoy – Studio national des arts contemporains, le Directeur artistique et culturel du Grand Paris Express a des curiosités protéiformes. A son image, le CENTQUATRE-PARIS est un lieu infini d’art, de culture et d’innovation.

Michel Lussault © DR

Qui est Michel Lussault ?

Michel Lussault est géographe, professeur à l’École normale supérieure de Lyon. Ses recherches portent sur les modalités de l’habitation humaine des espaces terrestres, en se fondant sur l’idée que l’urbain mondialisé anthropocène constitue le nouvel habitat de référence pour chacun et pour tous. Il dirige l’Ecole urbaine de Lyon, institut de convergences, qui vise, au-delà du seul champ scientifique et pédagogique, à accompagner les mutations sociales, écologiques et économiques que connaissent déjà et connaîtront de plus en plus les sociétés et les territoires à l’échelle planétaire.
Parmi ses dernières publications : Chroniques de géo’virale (Deux-cent-cinq, 2020), Constellation.s (Actes Sud, 2017), Hyper-Lieux. Les nouvelles géographies de la mondialisation (Seuil, 2017), L’avènement du monde. Essai sur l’habitation humaine de la terre (Seuil, 2013), L’homme spatial. La construction sociale de l’espace urbain (Seuil, 2007).