Dans le sillon des différents précédents législatifs et jurisprudentiels qui ont reconnu dans le monde des entités de la nature comme sujets de droit (dont le Whanganui en Nouvelle-Zélande en 2017), le POLAU — laboratoire d’urbanisme culturel animé par Maud Le Floc’h a fait appel à Camille de Toledo et à sa pratique dite des « institutions potentielles ». Le premier acte vers une création d’un parlement de Loire – constituant un ensemble d’initiatives arts-sciences pilotées par le POLAU pour une reconnaissance du bassin versant – a débuté en 2019 avec un cycle d’auditions publiques. Ces auditions composent l’ouvrage collectif Le fleuve qui voulait écrire – les auditions du parlement de Loire, mis en récit par Camille de Toledo, à paraître le 8 septembre. À la rentrée, le second acte vers un parlement de Loire aura lieu du 9 au 12 septembre avec Les assemblées de Loire qui fédèrent et rassemblent artistes, chercheurs et habitants ligériens autour du fleuve Loire. Rendez-vous public à Tours proposant débats, expositions, performances artistiques et parcours pour se mettre à l’écoute du fleuve. Les assemblées de Loire s’inscrivent dans la démarche vers un parlement de Loire. Les assemblées de Loire sont mues par cette volonté de “faire ensemble” pour se relier au fleuve et expérimenter nos interdépendances avec la Loire. Entretien à 3 voix avec Maud Le Floc’h, directrice du POLAU, l’écrivain et artiste Camille de Toledo et Virginie Serna, conservatrice en chef du patrimoine et archéologue.
« Après avoir géré, contrôlé, mesuré, endigué, artificialisé, canalisé pour les besoins en eau, nous sommes aujourd’hui dans un temps de bascule : et si on commençait à considérer la Loire comme un sujet de droits ? »
Maud Le Floc’h, directrice du POLAU-pôle arts & urbanisme
La vie d’un fleuve n’est pas linéaire. Elle est faite d’affluents, de bras, de barrages, de ponts, de milieux… souvent aménagés par l’Homme. Quelles sont les évolutions des usages et des relations d’une société humaine à son fleuve ? Une distance s’est-elle créée ? De nouvelles pratiques émergent-elles ?
Virginie Serna — La question de l’histoire d’un fleuve est avant tout celle d’une masse d’eau et d’alluvions. Quand on tente cette histoire, il faut avoir conscience très modestement de notre place en tant qu’humain dans ce temps géologique. Cela fait 500 millions d’années que ce fleuve que nous appelons Loire dissout les roches de son bassin versant. C’est une histoire qui commence bien avant que l’on constate des constructions ou aménagements humains. L’histoire de la rivière est une histoire longue et une longue histoire. Depuis le néolithique, l’eau rivière est une eau ressource et il faut être le plus proche de l’eau pour l’utiliser sous toutes ses formes ; qu’elle soit à boire ou à porter, à pêcher. Peut-être y a-t-il aussi un attachement pour ce qui n’est pas encore perçu comme paysage mais comme un lieu. Le fleuve se fait eau porteuse, circulante, eau marchande comme disent les bateliers. Le fleuve se fait ensuite travailleur. Jusqu’au XIVème siècle, les eaux des rivières et des fleuves peuvent encore prendre la place dont elles ont besoin. Quand elle se gonfle et qu’il y a beaucoup d’alluvions, la rivière a besoin d’espace pour évacuer son trop plein d’eau et de sable : les communautés médiévales l’ont très bien compris. Montils et granges dimières se protègent des hautes eaux et des crues et témoignent d’un réel savoir-faire pour accueillir les eaux débordantes. Les XVIème et XVIIème siècles marquent une bascule ; l’eau entre sous le regard des ingénieurs. On calcule le débit de la rivière, on mesure la quantité d’eau et les niveaux le long du cours mais on la contrôle. Le XVIIIème siècle marque l’entrée dans une période hygiéniste où l’eau, accusée de charrier les mauvaises odeurs et maladies, est cachée, enfouie, comme l’a montré le beau livre d’André Guillerme, Les Temps de l’eau. Elle redevient un enjeu de service, au service de l’industrie -notamment au XIXème- et cela se poursuivra au XXème siècle avec l’eau qui charrie les égouts, qui sert de pièges à poissons, qui refroidit les centrales. Les années 2000 marquent un retour au paysage avec un désir de revoir la rivière couler dans son lit, ses lits mineurs et majeurs.
Maud Le Floc’h — La Loire a eu pour caractéristique d’être draguée. On draguait le sable pour l’utiliser comme matériau de construction. On a arrêté le dragage pour des raisons écologiques et économiques, cela perturbait le milieu. Aujourd’hui la Loire a un usage plus récréationnel qu’économique. Le développement des pratiques touristiques, les usages loisirs du fleuve (jusqu’à l’hypothèse baignade) se renforcent. Cela perpétue l’approche anthropocentrée du fleuve. La Loire a longtemps été considérée comme un danger, une menace. On en a peur notamment du fait des multiples récits de noyades. La Loire est dangereuse à qui ne la connaît pas. Ses bancs de sable sont mouvants et les îlets se font et se défont chaque année. Des effondrements karstiques créent régulièrement des accidents et contribuent à la réputation sauvage de la Loire. Après avoir géré, contrôlé, mesuré, endigué, artificialisé, canalisé pour les besoins en eau, nous sommes aujourd’hui dans un temps de bascule. Prendre soin du milieu, de notre rapport au milieu et aux entités qui l’habitent devient une évidence notamment pour le milieu puisse prendre soin de nous (l’anthropocentrisme a la peau dure !). Ainsi en Nouvelle-Zélande, sur le fleuve Wanghanui, on négocie, on parlemente avec les entités de la nature plus qu’on ne les gère. Cela a inspiré nos travaux sur la Loire et la recherche de nouveaux modèles contractuels. Et si on commençait à considérer la Loire comme un « sujet de droits » ? Nous serions plus à l’écoute de ses besoins ; nous pourrions même redéfinir les rapports de suprématie…
« Et si, à plusieurs, avec une diversité d’acteurs, on engageait une démarche pour accompagner cette bascule ? Nous proposons un mouvement inter-acteurs, à la fois motivé par l’alerte, et l’aspiration aux coopérations »
Maud Le Floc’h, directrice du POLAU
Justement, vous avez mené – en ce sens – le travail d’auditions du parlement de Loire qui fait l’objet d’une publication (Le fleuve qui voulait écrire – les auditions du parlement de Loire, mis en récit par Camille de Toledo aux éditions Les Liens Qui Libèrent et Manuella Editions). La démarche entreprise est-elle purement fictionnelle ? À quoi pourrait ressembler un parlement de Loire, une véritable institution inter-espèce ?
Maud Le Floc’h — Nous n’en sommes pas à proposer un fonctionnement inter-espèces ! Notre initiative est avant tout agrégative. De plus en plus de manifestations d’intérêts se font entendre et souhaitent adhérer à ce concept de réversion-renversement, et y contribuer. Le principe de cette fiction institutionnelle est qu’elle « performe ». À peine énoncée, elle met au travail la pensée et les actes. Il ne s’agit pas tant de savoir à quoi pourrait ressembler un parlement de Loire que d’ouvrir les possibles : et si, à plusieurs, avec une diversité d’acteurs, on engageait une démarche pour accompagner cette bascule ? Nous proposons un mouvement inter-acteurs, à la fois motivé par l’alerte, et l’aspiration aux coopérations. Notre territoire a été marqué par un grand Monsieur, Yves Dauge (premier Délégué Interministériel à la Ville, Sénateur maire de Chinon, acteur de l’inscription de la Loire au Patrimoine Mondial de l’UNESCO). À la sortie de mes études en aménagement du territoire (CESA), il m’avait fait travailler sur les premières chartes intercommunales, les systèmes d’alliances entre acteurs du développement local face aux systèmes de compétitions infraterritoriales. Nous n’en sommes pas tout à fait à une assemblée qui donnerait voix aux grenouilles, libellules et saumons. Nous nous saisissons de l’urgence à agir, à considérer les entités naturelles, à écouter les bas bruits et les signaux faibles, à nous mettre à l’écoute du milieu et des éléments qui le composent pour descendre de l’échelle, historiquement construite avec l’Homme à son sommet. Se mettre en position de désir de compréhension entraîne déjà un changement de posture ! Pour autant, comment donner voix au chapitre à des espèces autre qu’humaine ? Est-ce que cela doit passer par une représentation humaine ? Une telle et untel vont-ils représenter telle espèce ou telle entité ? In fine, l’objectif est de considérer nos interdépendances, nos liens avec les autres espèces. Les contours de ce parlement ne sont pas complètement dessinés, le geste s’invente en marchant. En termes de posture, l’indéfinition est intéressante (d’autant plus pour une professionnelle de l’urbanisme et de l’aménagement !). Elle protège d’une appropriation par des intérêts particuliers et surtout cela permet d’agréer d’autres affluents, d’autres forces.
Virginie Serna — Je parlerais du parlement de Loire dans la même optique que Maud. Nous y participons avec la volonté d’être affectés, de créer un décalage avec nos postures habituelles. On se dit : “Et si on appartenait à un monde un peu différent ?” Ce n’est rien de le dire mais c’est loin d’être une évidence. Après trois années de compagnonnage, nous commettons toujours des maladresses vis à vis du monde qui nous entoure et nous ne sommes jamais à l’abri de l’erreur. Le processus du parlement nous ouvre à tous les collectifs, à celui des sables comme à celui des aigrettes ; chaque collectif à ses règles propres que nous ne connaissons pas ou mal. Il faut réapprendre à écouter ce monde-là, à interpréter les sifflements et le chant des oiseaux. Le principe du parlement de Loire traduit la volonté d’être aux aguets. En éthologie, on parle d’être à l’affût. Nous préférons le terme d’être aux aguets. Nous revendiquons un droit à l’imaginaire de ce fleuve Loire, avec ses affluents, son bassin versant, son patrimoine bâti. Le parlement de Loire n’est pas encore construit, il est dans ces allers-retours et cette sensibilité.
« Nous serons confrontés, à l’avenir, à des écosystèmes changeants auxquels il nous faudra donner plus de place dans les institutions. Nous nous attelons, avec le parlement de Loire, au grand travail de bascule des imaginaires, notamment des imaginaires institutionnels »
Camille de Toledo
Camille de Toledo, vous êtes particulièrement impliqué dans cette démarche du parlement de Loire à travers un dispositif d’auditions que vous avez proposé. De votre point de vue d’auteur, qu’est ce que le parlement de Loire fabrique ?
Camille de Toledo — Les auditions du parlement de Loire ont été une véritable chambre d’écho du tournant légal terrestre en cours, ce que je nomme aussi « le soulèvement légal terrestre ». On pourrait le qualifier, d’une autre manière, comme une deuxième saison des droits de la nature. Si l’on examine l’histoire juridique en lien avec la nature, on observe qu’à la fin du XXème siècle, dans les années 1980-90, il s’agit avant tout d’un droit protecteur. Le tournant légal que nous connaissons aujourd’hui propose de concevoir des droits de la nature plus subjectivistes pour incarner les intérêts, la valeur des écosystèmes. Dans un article phare de 1972, Christopher Stone, qui n’a pas été entendu avant le début des années 2000, proposait de s’inspirer du mécanisme de personnalisation juridique. Nous n’étions pas si nombreux à travailler cet aspect-là à l’époque. Il y avait la juriste Marie-Angèle Hermite, puis, après la loi néo-zélandaise en 2017, des figures intellectuelles telles que Philippe Descola. Dans mon cas, c’est passé par un travail théâtral, à partir de 2014, où je devais imaginer une fiction instituante, un avenir où les différentes espèces et les divers écosystèmes auraient accédé à la personnalité juridique. Les auditions du parlement de Loire ont permis de diffuser, partager, les divers enjeux liés à ce nouvel âge des droits de la nature. On a réussi à créer un récit artistique qui contribue à poser des questions centrales sur la vie juridique et politique à venir, dans un monde où la nature aura des droits et des mécanismes de représentation. Nous nous attelons, avec le parlement de Loire, au grand travail de bascule des imaginaires, notamment des imaginaires institutionnels, avant même d’aborder la dimension fonctionnelle d’un parlement accueillant les entités naturelles. On ne peut avancer que collectivement sur ces lois, ces formes institutionnelles à venir et le collectif a besoin de temps. L’essentiel réside dans ce que ce processus implique pour les divers acteurs du territoire ligérien et au-delà. Préparer les imaginaires, accompagner les métamorphoses… C’est en cheminant que les choses se transforment. La question de la forme définitive nous occupe assez peu et nous sommes plutôt empreints de la philosophie du devenir.
« Ce n’est pas une question du pourquoi mais du comment : comment va s’incarner la Loire et comment lui faire de la place ? S’agit-il de perspectivisme, d’un animisme juridique scientifique et technique ? Comment anime-t-on la perspective d’une entité qui ne parle pas la même langue que nous ? »
Camille de Toledo
Camille de Toledo — Nous souhaitions réfléchir à la manière de changer les institutions et cela passe par une réflexion sur le droit et les sciences politiques, par la question du langage également. Ici, la question politique devient une question littéraire : d’où ça focalise, d’où ça parle, qui parle ? Qu’est-ce qui fait communauté poétique, politique si le fleuve est invité dans nos assemblées ? Dans mon travail, je m’étais intéressé au cas de l’Europe en me demandant : comment établir une communauté politique avec plusieurs langues ? La question de la traduction s’est rapidement posée en termes de dialogue avec les entités animales, végétales, et nous nous sommes rapprochés de la sociologie, de l’anthropologie des sciences de Bruno Latour. Notamment par le biais de scientifiques, Bruno Latour voit une possibilité de traduire les besoins, les valeurs des entités naturelles. Cette question de la traduction est donc au cœur de la reconfiguration du champ politique. J’avais été fasciné par cette phrase d’Umberto Eco : “La traduction est la langue commune de l’Europe”. La question écologique, depuis le rapport Meadows et la lecture de Rachel Carson, a peu à peu bouleversé les questions que je me posais autour de la traduction : il ne s’agit plus seulement de l’espèce humaine traduisant ses propres codes – entre langues humaines – mais traduisant également d’autres signes et phénomènes naturels, en leur accordant une place. C’est ce qui se passe avec les sciences du système Terre qui mesurent le réchauffement, la vitesse d’extinction de certaines espèces. Il y a une opération de traduction depuis la nature, dans le sillon des encodages immémoriaux qui, par la religion ou le chant ou la poésie, cherchaient à mettre des mots sur le monde. Aujourd’hui, nous essayons à nouveau de traduire, plus scientifiquement, les « maux de la Terre » et ici, du fleuve. Prenons la « biosémiotique », on pourrait l’expliquer en évoquant ce livre grand public, La vie secrète des arbres de Peter Wohlleben : comment les autres êtres vivants échangent et envoient des informations des uns aux autres. C’est une révolution scientifique qui nous a permis de sortir du vieux naturalisme pour nous mettre à l’écoute de la manière dont les autres qu’humains parlent. Or, voici la conséquence : puisqu’il y a un changement dans la scène du langage (les éthologues, les botanistes, les scientifiques au sens large nous montrent combien le monde parle et comment il parle), il doit y avoir un changement dans la scène politique et institutionnelle. C’est tout le parti pris du parlement de Loire. Il y a cette bascule avec la bio-sémiotique, avec une nécessité de rééquilibrer les institutions pour que ces entités qui étaient considérées comme des objets puissent faire partie de la discussion. Comment va s’incarner la Loire et comment lui faire de la place ? S’agit-il de perspectivisme, d’un animisme juridique scientifique et technique ? Comment anime-t-on la perspective d’une entité qui ne parle pas la même langue que nous, qui est une réalité biophysique plurimillénaire ? Comment organiser ce « mandat terrestre » et comment cela changerait-il la définition même de la souveraineté ? Comment la Loire pourrait-elle être constituée ? On voit que cette question de langage se ramifie très vite. Le parlement de Loire a été à la fois l’écrin et la chambre d’écho de cette deuxième saison des droits de la nature, mais c’est aussi l’endroit où s’est posée la question de la personnalité juridique de la Loire. C’est là le fil rouge le plus ardent de notre démarche. Doit-on aller vers un « sujet de droit Loire » ? Et si oui, comment l’organiser ?
Maud Le Floc’h — Le parlement de Loire est une des premières initiatives françaises à travailler ces notions, non pas tant sur des motifs de militance que sur des motifs culturels. En cela, la juriste Valérie Cabanes et le GARN (Global Alliance for the Rights of Nature) nous encouragent à incarner cette posture de proue pour inspirer aussi d’autres acteurs. Ce n’est pas qu’un jeu, ou de la fiction.
« Nous impulsons un temps commun pour accueillir le récit des auditions et créer un premier atterrissage sur le territoire ligérien »
Maud Le Floc’h, directrice du POLAU
Avec Les assemblées de Loire, les réflexions s’incarnent dans une programmation artistique et événementielle. Elles invitent à déplacer le regard, à imaginer de nouveaux rituels, à cohabiter autrement avec le fleuve et dans le même temps à perpétuer une histoire des représentations, en inspirer de nouvelles… Pouvez-vous nous parler plus précisément de la programmation ?
Maud Le Floc’h — Nous arrivons au bout de deux années d’auditions publiques – en pleine période COVID – pendant lesquelles le projet s’est étoffé. Le POLAU développait un programme artistes-ingénieurs notamment sur le thème du fleuve. J’ai sollicité Camille de Toledo qui travaillait sur la récente reconnaissance de personnalité juridique du fleuve Whanganui. En quelque sorte, ça a commencé comme un jeu (sérieux) : « et si on faisait un parlement de Loire… ? ». Camille a proposé d’auditionner des personnes ayant travaillé sur le sujet du point de vue du pêcheur, de l’anthropologue, du philosophe, etc… Bruno Latour a été l’un des premiers auditionnés, suivi par Frédérique Aït-Touati. Nous avons ainsi constitué une commission et nous nous sommes emparés du vocabulaire parlementaire. L’idée d’un rapport comme un script est devenu un objet de littérature avec un appareil critique formidable réalisé avec Notre Affaire à tous.Pour rendre hommage au rapport issu de ces auditions, nous avons imaginé un rendez-vous en filant la métaphore parlementaire : Les assemblées de Loire, du 9 au 12 septembre. Avec la Mission Val de Loire, la Rabouilleuse-école de Loire, la Maison des Sciences de l’Homme, la Ville de Tours, l’Université Populaire de Tours et de la Terre, nous impulsons un temps commun pour accueillir le récit des auditions et créer un premier atterrissage sur le territoire ligérien. Cet événement est le premier d’une série de rencontres ayant pour fil directeur la figure du renversement de perspective et du retournement de points de vue. Quatre jours pour présenter ce que les auditions nous disent sur le terrain du droit, de la géographie, de l’art et de l’anthropologie, notamment sur la considération et l’attachement au fleuve, sur le droit animiste, sur le design territorial, etc. Ces notions sont culturelles et favorisent le croisement, le décloisonnement et les alliances. Des débats, des explorations éco-psycho-géographiques mais aussi des performances. Une trentaine de bateaux de Loire vont remonter le « rapport » des auditions de Loire jusqu’à la capitale régionale. La programmation rend également compte des vingt ans de l’inscription de la Loire au patrimoine mondial de l’UNESCO en s’adressant aux jeunes générations (“Avoir 20 ans en Val de Loire”). Des projections, des rencontres avec le chercheur-dessinateur de BD Alessandro Pignocchi, très inspiré par les travaux de Philippe Descola. On peut noter également un parcours à vélo sur le risque inondation et une présentation des mécanismes des stations de pompage et de retraitement des eaux. Une masterclasse exceptionnelle nous fera découvrir la tannerie de peau de silure avec la suédoise Lottas Rahme, invitée par un pêcheur de Loire. Nous allons aussi activer un site urbain (ERE21 à proximité de l’échangeur 21 de l’A10 et d’une ancienne écluse) entre Tours et Saint-Pierre-des-Corps. L’an dernier, nous avons travaillé un projet urbain et l’hypothèse d’y édifier un bâtiment qui abriterait le parlement de Loire. Pendant Les assemblées de Loire, ce site sera non routier, apaisé et sans voitures. Cet espace, un délaissé d’infrastructure autoroutière (dit sans qualités), dispose d’innombrables propriétés contemporaines. C’est un lieu clé, situé à l’emplacement de la gare de l’ancien canal, du champ de foire, et plus anciennement de la nécropole. C’est un site de « re-lien » de Loire et de « re-loi », de retissage de frontières symboliques. C’est un lieu où s’articulent différents enjeux écologiques, mobilitaires, citoyens. Nous le voyons comme un vaste laboratoire autour du devenir du fleuve, du devenir de l’autoroute, un site emblématique en faveur de différentes transitions. Il s’agit de suggérer des pistes de réparation et de de reconsidération d’un milieu mal traité pour qu’il regagne en aménité et en urbanité ! Cette activation sera l’occasion d’une interprétation de paysage en hauteur par un slackliner funambule. Une tyrolienne nous fera découvrir une île de Loire. Il y aura aussi un atelier de construction de cabanes, une ferme urbaine, des ateliers de cartographies sensorielles, etc.
« Les auditions du parlement de Loire nous ont mis dans une position entre activité de recherche et acte artistique : nous sommes curieux de voir comment le monde des institutions, les archives, les ministères de la Culture et de la Transition écologique vont s’en emparer »
Virginie Serna
Virginie Serna — Nous n’avons pas envisagé tout de suite la question des archives… Mais en travaillant sur les conflits passés, et les mobilisations environnementales récentes, nous nous sommes rendus compte qu’il y avait peu de traces matérielles de ces conflits. Il y avait des articles de presse, des comptes-rendus mais rien qui ne se manifeste immédiatement. Où sont passées les banderoles de Loire sauvage et les flyers qui font les artefacts d’une lutte qui a bien fonctionné ? Nous nous devions de faire trace à notre manière, humaine, avec du papier et des photos, des mails, des podcasts, des captations. Nous trouvions intéressant de mêler nos mots et vocabulaires et de voir comment le transmettre à des générations futures. Les auditions du parlement de Loire nous ont mis dans une position entre activité de recherche et acte artistique, avec leurs propres marqueurs dont on va pouvoir retrouver la chronologie. Si on arrive aujourd’hui au concept de personnalité juridique, on sera étonné de voir combien nous travaillions dans le doute et à quel point certains mots, certaines rencontres nous ont fait hésiter, reculer. Nous avons été marqués par le simple fait d’écouter l’autre et nous sommes curieux de voir comment le monde des institutions, les archives, les ministères de la Culture et de la Transition écologique vont s’en emparer. Le projet du parlement de Loire, des auditions aux assemblées, fait potentiellement bouger les lignes des espaces riverains, des structures institutionnelles, voire des politiques publiques. C’est un process très joyeux et enthousiasmant.
Maud Le Floc’h — De telles initiatives sont inspirantes pour les acteurs publics, les agences de l’eau, les agences d’urbanisme, les agences techniques qui ont tendance à travailler de manière traditionnelle, et souvent anthropocentrée. Il s’agit bien de renverser les approches et les angles pour travailler la question des sols, des milieux, des usages urbains, en considérant le point de vue du milieu et pas seulement celui de l’humain ou de l’impact humain. Comme l’évoque Sacha Bourgeois Gironde dans son audition cela peut se résumer à l’idée qu’il ne s’agit pas de gérer des ressources mais de négocier avec les entités naturelles.
Vous parlez d’agir sur les mentalités, comment s’incarne la dimension publique des assemblées de Loire ?
Camille de Toledo — Dans Les assemblées de Loire, nous sommes entre l’écriture, l’art et les installations. La performance-performativité de ce parlement de Loire continue de produire des effets de réel, à l’image même de la fiction qui structure les modes d’habitation des milieux, des écosystèmes. L’art se met au service de la transition, de la bascule terrestre, et nous poursuivons, de notre côté, cette démarche : proposer un service public de l’imaginaire, des « institutions potentielles », pour relancer nos attentes. Il est important de mettre le public à contribution pour s’assurer d’une réelle résonance contextuelle avant de déclencher une nouvelle phase. La question du peuple, qu’amène celle du parlement, est plus complexe. Avec Les assemblées de Loire, nous avançons vers un peuple redéfini, une nation entrelacée, non plus seulement humaine, mais liée, attachée aux formes de vie, et notamment au fleuve. Nous sommes dans une sorte de « laboratoire des attachements » où le public n’est pas un consommateur de performances, de divertissements, mais co-construit le sens à venir, le long du fleuve. C’est là, dans ce grand chantier des valeurs qui va vers la reconnaissance d’une personnalité juridique de la Loire – « la déclaration des droits de Loire » en cours d’écriture – que nous devons déjà nous demander, si demain il y a des gardiens du fleuve, quels seront leur statut, leur charte, leur mode d’apparition, leurs rituels…
✒️ Entretien réalisé par Henri Guette pour bitume • jigsaw
Que sont Les assemblées de Loire ?
Et si nous considérions le fleuve comme un sujet de droit ? Et si nous co-habitions avec les différentes entités qui constituent le milieu ? Tels sont les motifs qui animent Les assemblées et plus globalement la démarche du parlement de Loire.En 2019, le POLAU, laboratoire d’urbanisme culturel animé par Maud Le Floc’h, fait appel à Camille de Toledo et à sa pratique dite des « institutions potentielles ». En vue de la création d’un parlement de Loire, l’écrivain propose un cycle d’auditions publiques menées par une « commission constituante ». L’objectif de ces auditions est de tenter de modéliser les principes de fonctionnement d’un parlement de Loire dans lequel les entités de la nature seraient représentées et envisager la reconnaissance de la personnalité juridique du fleuve. Ces auditions sont restituées dans l’ouvrage collectif Le fleuve qui voulait écrire – les auditions du parlement de Loire, mis en récit par Camille de Toledo à paraître le 8 septembre à l’occasion des assemblées de Loire, second acte de la démarche vers un parlement de Loire.Rendez-vous public du 09 au 12 septembre prochains à Tours, Les assemblées de Loire rassemblent différentes structures liées à la Loire et imaginent un temps partagé pour se ré-attacher au fleuve. Événement en résonance avec les 20 ans de l’inscription du Val de Loire au patrimoine mondial de l’Unesco, la performance de trente bateaux qui remontent la Loire et la publication de l’ouvrage Le fleuve qui voulait écrire – les auditions du parlement de Loire.
Qui est Maud Le Floc’h ?
Diplômée en aménagement du territoire (CESA – Polytech’ Tours), puis en Sciences de l’information au CELSA – Paris Sorbonne, Maud Le Floc’h œuvre à l’intégration de dynamiques artistiques au sein des projets urbains. Sa pratique d’urbaniste et son expérience éprouvée en matière de création hors les murs l’amène à fonder le POLAU-pôle arts & urbanisme (Palmarès jeunes Urbanistes – MDDLT 2010) avec le soutien du ministère de la Culture. Ce pôle « arts, villes et territoires » produit des créations in situ et développe les métiers de l’urbanisme culturel en France et à l’international. Suite à l’Etude nationale qu’elle dirige pour le ministère de la Culture sur les nouveaux liens arts & territoires (Plan Guide arts et aménagement des territoires – www.arteplan.org), elle est missionnée en 2017 par le Gouvernement pour la rédaction du Rapport d’opportunité relatif à l’article 6 de la Loi LCAP dit « 1% Travaux publics », soit l’élargissement sociétal du 1% artistique.Maud Le Floc’h accompagne des maîtrises d’ouvrages publiques, des collectivités notamment, pour concevoir des programmes d’actions (résidences, chantiers ouverts, activations, préfigurations, commissariats urbains…) sur des projets de transformation urbaine (Chalon sur Saône, Bagnolet, Paris, Bordeaux, DGALN…). Elle intervient dans diverses formations à destination d’ingénieurs et aménageurs (Polytech – DAE), de créateurs urbains (la FAI-AR) , de professionnels de la culture (Cycle des Hautes Etudes de la culture, – MC, Master 2 projets culturels dans l’espace public Paris I Panthéon-Sorbonne).
Qui est Virginie Serna ?
Virginie Serna est conservateur en chef du patrimoine, archéologue, docteur en archéologie médiévale et moderne de l’Université de Paris 1, chef d’opération en milieu hperbare et aujourd’hui chargée de mission sur les Territoires de l’Eau au ministère de la culture. Elle a choisi le territoire de la Loire comme laboratoire de recherches archéologiques et mène des campagnes de fouille et de prospections dans l’eau de la Loire. Elle est directrice depuis 2020 du conseil scientifique et professionnel de la Mission Val de Loire et elle est membre de la Commission « Vers un parlement de Loire« .
Qui est Camille de Toledo ?
Ecrivain, docteur en littérature comparée, Camille de Toledo enseigne à l’Atelier des écritures contemporaines de l’Ecole nationale supérieure des arts visuels de La Cambre, à Bruxelles, artiste associé et pilote du processus instituant des auditions pour un Parlement de Loire (2019-2020) avec le Polau-pôle arts et urbanisme.