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Danser l’après et envisager l’avenir des théâtres : discussion entre Tatiana Julien et Laurent Dréano, à l’heure de l’A F T E R

Ici sont explorés : l’après, la création et la place des théâtres dans cette crise économique, écologique et sociale que nous vivons, à travers une conversation initiée et à suivre au fil des mois, entre Tatiana Julien – artiste associée à la Maison de la Culture Amiens & Laurent Dréano, directeur de la Maison de la Culture d’Amiens. Alors que la danseuse et chorégraphe travaille à la création d’A F T E R, ce terme résonne comme une promesse à bien des égards. Si ce spectacle amorcé dès 2019 appelait à imaginer l’après, il résonne autrement aujourd’hui et appelle à une réflexion globale. Parce qu’il n’est pas possible de faire abstraction de la période de confinement que nous avons vécue, des évènements que nous vivons et de la situation de crise qui nous atteint tous…

Tatiana Julien, A F T E R © Hervé Goluza

C’est en 2019, Tatiana Julien que vous évoquiez avec Laurent Dréano la création d’A F T E R. Dans le contexte de l’après confinement, alors même que la pandémie circule cette formule de l’après revient partout – mais après quoi ? 

Tatiana Julien — Bien sûr on ne peut pas faire abstraction de la période de confinement que nous avons vécue, des événements que nous vivons et de la situation de crise qui nous atteint tous lorsqu’on parle de l’après. A F T E R est une création pour le théâtre, pensée pour le plateau, mais même dans ce cadre il ne s’agit pas de perpétuer les codes du spectacle. Dès la conception, il était clair qu’ A F T E R s’inscrivait dans la lignée de Sit-In ou de Soulèvement avec un engagement fort. Politique bien sûr, puisqu’empreint de problématiques écologiques et préoccupé par le modèle productiviste et capitaliste dans lequel nous vivons. Nous avons le projet d’organiser autour de la première d’ A F T E R des rencontres autour de l’après, auxquelles nous envisageons de convier Extinction Rebellion et particulièrement la section d’Amiens, pour nourrir ces discussions. A F T E R est né de la perspective de l’effondrement, des appels citoyens et des prises de paroles alarmantes des scientifiques dans les débats publics. S’il est établi que nous sommes entrés dans la 6ème grande extinction et que le climat est déréglé, que ferons-nous après ? Il y a en effet deux façons de considérer le problème et le survivalisme ne fait que perpétuer le problème d’une société individualiste ; je suis persuadée que la réponse doit être collective et qu’il est nécessaire de faire corps commun ; c’est aussi à cet endroit qu’en tant que chorégraphe je peux prendre parti.

Laurent Dréano — A F T E R n‘est pas prémonitoire, la question de l’après était au cœur de nos échanges depuis un moment déjà et en juin dernier devait se tenir à la Maison de la Culture d’Amiens, sur une proposition de Tatiana, La Cité (éphémère) de la danse. La proposition est reportée en juin 2021 mais elle nous aide assurément à penser et à construire une continuité. La danse principe d’action et force de transformation ; comment pourrait-il en être autrement ? Comme le disait Tatiana, il y a eu précédemment, sur un même engagement, Soulèvement et Sit-In qui ancraient déjà  la question politique dans le local, avec la participation d’habitants, des rencontres, des discussions. Je défends l’idée d’une Maison ouverte sur la ville. La Maison de la Culture d’Amiens est un lieu d’expression artistique et parce qu’elle est située géographiquement et symboliquement au cœur de la cité, elle est aussi le point de départ ou d’arrivée des rassemblements. La Maison est l’endroit du geste, de la pensée et de la parole. Tant mieux si la parole révélée par les corps redevient agissante et fait du lieu une agora.

Tatiana Julien, A F T E R © Hervé Goluza

De quel engagement parlons-nous avec A F T E R ?

TJ — A F T E R ne peut être simplement être une série de dates, une tournée, un événement mais le socle d’une discussion. L’idée « d’après », « de post », nourrit aujourd’hui tous les débats sans forcément changer la manière même dont on fait débat avec d’un côté des sachants et de l’autre un public. Sans doute faut-il revoir la façon même dont nous distribuons la parole et penser à des rapports plus horizontaux comme nous y invite par ailleurs la convention citoyenne pour le climat. J’aimerais qu’autour du spectacle aient lieu des discussions et des ateliers avec le public et des associations de permaculture, de soignants… Des personnalités, qui dans l’écosystème proche, nous permettent de remettre au cœur de notre société les questions de l’écologie, de la solidarité, du care. A F T E Rc’est une transition aussi pour le monde de l’art, qui ne doit pas seulement témoigner du monde qui l’entoure mais aussi être acteur des changements à venir. Que la Maison de la Culture d’Amiens ne soit pas seulement un théâtre mais un lieu ouvert sur la rue, presque le point de ralliement de toutes les manifestations, est symbolique pour moi. Oui, la maison peut être aussi un point de distribution de paniers de type « AMAP » et si elle entre dans le quotidien des gens, elle prend un nouveau sens qui n’est pas plus mal. On ne refait pas le monde en un jour mais dans une continuité d’action et c’est une des raisons pour lesquelles j’apprécie de travailler à Amiens, pour mettre en place des choses sur un temps long, pouvoir retrouver des enfants que j’ai eus en atelier, ouvrir la discussion avec des étudiants par exemple de Waide Somme ou des membres du CHU et de STAPS. J’aimerais associer le collectif Kom.post et Camille Louis qui nous invitent à faire avec l’après en partant de qui nous sommes à présent et de ce qui existe sur le territoire.

LD — Le moment exige de renforcer nos solidarités. Camille Louis est actuellement en résidence au phénix – scène nationale de Valenciennes. Je le souligne car la notion de réseau est fondamentale dans le spectacle vivant et notamment le maillage des scènes nationales et de tous les théâtres engagés dans ce rapport actif au monde, tant du point de vue de la création artistique que des nécessaires réflexions autour de cet « à venir », comme le Théâtre de la Ville les a menées avec Télérama (L’Urgence des Alliances). L’enjeu est d’être plus fort ensemble, de dépasser l’entre soi, de dialoguer avec la société dans sa diversité, et sans systématiquement reproduire une hiérarchie entre des « experts » ou des artistes d’un côté, et des spectateurs de l’autre. La Maison de la Culture d’Amiens fait également partie du réseau européen APAP (Advancing Performing Arts Project) et tu vas, Tatiana, participer au nouveau programme intitulé Feminist Futures qui s’inscrit dans ces questionnements. Avec la première d’A F T E R, un long parcours de nouvelles interactions ou de collaborations débute à Amiens. Il s’agit de mettre en place un programme de réflexions et de pratiques anticipant ce monde d’après et le rôle de la danse dans une cité, pourquoi pas éphémère mais certainement habitée. Ce sera aussi une plateforme numérique collaborative qui va s’enrichir tout au long de l’année. Des artistes, des philosophes, des spectateurs, des habitants, des cultivateurs, des biologistes, des soignants… pourront prendre part au débat. Par des témoignages, des pastilles sonores, des images et des entretiens avec plusieurs tissus associatifs du territoire, nous tâcherons d’ouvrir avec Tatiana une base de données active et vivante. L’après est toujours un chantier de maintenant.

Tatiana Julien, A F T E R © Hervé Goluza

TJ — La question de l’après m’intéresse depuis un moment alors que je voulais monter un spectacle sur les danses d’après avec des jeunes d’aujourd’hui. Ainsi naît aussi le projet d’une Cité (éphémère) de la danse qui serait autre chose que des performances et des gestes adressés depuis un plateau mais l’occasion d’une réunion pour penser nos corps, et panser ensemble les blessures de l’après confinements, des corps rendus méfiants. A F T E R, pour situer cette création qui ne va réellement prendre forme que dans l’été 2020 avec les résidences et le travail au plateau, demande aux danseurs un engagement physique. J’ai eu l’envie d’un temps long très intuitivement, quelque chose qui durerait plus d’une heure et demie, qui irait au-delà de l’épuisement et nous proposera d’aller au-delà de nos forces. Pour le spectateur, ce serait une expérience immersive, la durée serait vécue de manière habitée. La théâtralité elle-même mise en abîme dans la salle par le décor va peu à peu s’effondrer ; les danseurs vont emporter ce qui fait le décor, détruire, déconstruire cette salle et le rapport frontal au public. Qu’est-ce qui fait théâtre quand l’architecture n’existe plus ? Des corps ; des corps qui se sentent, se touchent, brut dans leur façon d’exister, un rapport au corps irréductible. Je ne cherche pas une confrontation mais un rassemblement. Nous venons de vivre avec cette période de confinement et nous vivons encore maintenant alors que l’on nous invite toujours à la distanciation sociale, un moment très dur. Qu’est-ce que le théâtre sans contact ? Que peut-on danser en respectant les gestes barrières ? En négatif, cette période révèle un besoin de contact. J’ai souvent utilisé le qualificatif de « contaminant » en parlant de ma danse, avec l’idée d’une propagation des mouvements jusqu’au public ; aujourd’hui ce terme semble suspect mais je veux parler avant tout d’empathie, de ce communicable qui apparaît dans les gestes d’un danseur qui entre en scène. Avec cette pièce, je parle de notre rapport à l’animalité et à l’instinctif. Je reviens avec une bande-son composée d’archives sonores qui mixe des discours d’origines différentes sur une histoire de l’effondrement. La voix de Greta Thunberg fait face à celle de Trump et nous arrivons à la fin de quelque chose. La scénographie donc va tomber au fur et à mesure du spectacle pour interroger la façon dont nous habitons nos ruines. Comment nous faisons avec et comment nous pouvons trouver d’autres façons de vivre ensemble peut-être en se rapprochant très humblement de nos besoins corporels, d’être touchés, de toucher et de faire l’amour. Avec le danseur et chaman Mathieu Burner nous avons particulièrement travaillé le souffle, par la simple respiration nous pouvons éprouver en unisson la sensation d’être en groupe ; c’est notre point de départ. Le collectif, les formes de solidarité : c’est aussi l’engagement d’être toujours auprès du public.

✒️  Entretien réalisé par Henri Guette

Tatiana Julien © Hervé Goluza

Qui est Tatiana Julien ?

Diplômée du CNSMDP et de l’université Paris VIII, Tatiana Julien fonde en 2011 sa compagnie, la C’Interscribo. À la croisée des langages, la compagnie explore des formes spectaculaires hybrides pour plateau et in-situ, mêlant professionnels et amateurs, et qui s’interrogent sur l’engagement de l’artiste dans le monde et la place du spectateur/ citoyen. Les créations, souvent adaptées à l’architecture des lieux, proposent des dispositifs engageant pour le public et déploient le fantasme d’une danse qui se contamine, partout, tout le temps, une danse qui suscite de l’empathie. Le son, la lumière, et le texte sont des éléments primordiaux. Le corps s’engage dans ces paysages immersifs comme un cri perçant, traversé par son contexte, chargé d’une force vitale persistante. 

Tatiana Julien est artiste associée à la Maison de la Culture d’Amiens – Pôle européen de création et de production, et fait partie du vivier des artistes de l’Espace des Arts, Scène nationale Chalon-sur-Saône. Elle est également artiste compagnon au Théâtre du Beauvaisis, scène nationale.

Laurent Dréano © DR

Qui est Laurent Dréano ?

Laurent Dréano a été directeur de la programmation artistique de l’établissement du parc et de la Grande halle de la Villette à Paris, coordinateur de Lille 2004, capitale européenne de la culture, puis directeur général des services de la Ville de Lille, chargé de la culture jusqu’en 2012. Il a enfin été conseiller en charge du spectacle vivant, puis de la création artistique, auprès des ministres de la culture Aurélie Filipetti, Fleur Pellerin et Audrey Azoulay.

Tatiana Julien, A F T E R © Hervé Goluza

A F T E R, un spectacle à venir par Tatiana Julien.

En première mondiale, A F T E R, le prochain spectacle de Tatiana Julien, est à voir à la Maison de la Culture d’Amiens les 03 et 04 novembre. Il sera ensuite en tournée au Phénix de Valenciennes, aux Hivernales d’Avignon, à l’Espace des Arts de Chalon-sur-Saône ainsi qu’au Théâtre de Chaillot, parmi les premières dates françaises.

Avec A F T E R, Tatiana Julien puise dans la crise écologique actuelle et envoie un message vivace pour rêver le monde et les corps de l’après. Un élan de liberté se fait sentir sur la scène ! Les corps se déchaînent, les gestes se dépouillent d’un maximum d’artifices pour ne plus laisser apparaître que l’énergie, la joie et l’extase.

🕒  Mardi 03 et mercredi 04 novembre 2020
📍 Maison de la Culture d’Amiens
👉🏻  Plus d’informations : ICI