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Préserver le patrimoine musical : moment de palabre entre Bintou Dembélé et Charlène Andjembé, autour du chant

Palabre – épisode #3 – Bintou Dembélé et Charlène Andjembé © Ateliers Médicis – Cie Rualité

Exploration autour du chant comme transmission, et relation entre danse, musique et voix, à travers la conversation entre Bintou Dembélé – artiste associé·e aux Ateliers Médicis & Charlène Andjembé, dans le cadre de Palabre, cercle de paroles sur les savoir-être et les pratiques artistiques de la marge, produit par les Ateliers Médicis. Charlène Andjembé, chanteuse-interprète est la troisième invitée de Bintou Dembélé. Elles échangent autour de ses pratiques artistiques et de sa démarche de préservation du patrimoine musical d’Afrique centrale. Extraits ci-dessous.

Palabre – épisode #3 – Bintou Dembélé et Charlène Andjembé © Ateliers Médicis – Cie Rualité

« Honorer la voix, le chant, comme mode de transmission »
Extraits

Charlène Andjembé — Je me définis tout simplement comme chanteuse. À cela je voudrais rajouter : rêveuse, contemplatrice. J’aime les musiques noires mais les musiques traditionnelles en particulier. J’ai un parcours jazz ; j’ai commencé par des études de guitare jazz, puis j’ai fait du jazz vocal au conservatoire et avant cela j’ai chanté. J’ai été éveillée par la musique : c’est un apprentissage qui a commencé quand j’étais petite, à la maison.  

Bintou Dembélé — […] Il y a toute une genèse de la présence du chant chez toi.  

CA — C’est cela. Je pourrais dire que les premiers souvenirs du chant que j’ai, c’est la transmission par mes grandes soeurs. Il se trouve que je suis issue d’une famille nombreuse et mes grandes soeurs m’ont appris des chansons. Elles les apprenaient à l’école en allemand, en espagnol. […] C’était une façon d’occuper les petites soeurs, les cousines, à la maison. C’est venu de là. La musique a toujours été à la maison, mes parents écoutaient beaucoup de musique. J’ai des souvenirs de collections de vinyles, avec des chansons françaises, du blues. La musique est présente dans les ascendants. 

BD — Peux-tu nous parler justement de ta famille ?  

CA — La personne que j’ai le plus entendu chanter à la maison, c’était ma mère. Elle a toujours chanté, et avec ma soeur on avait l’habitude de la surnommer le rossignol de son village. Mon père faisait de la guitare, il a même été au conservatoire durant ses années d’études en France. Mon grand-père, c’était quelqu’un dont on disait qu’il jouait de tous les instruments. Je ne l’ai malheureusement pas connu. Et ma grand-mère a vraiment habité la musique dans mes ascendants. Elle a toujours écrit des chansons, des comptines, pour des groupes d’animations. Elle est vraiment attachée à la tradition. 

BD — En t’entendant parler cela me rappelle un ouvrage de Kidi Bebey, qui rend hommage à son père qui a joué de la guitare, au détriment de ce que pouvait souhaiter sa famille. Cela me touche, et c’est pour cela que je t’ai invitée ; pour honorer la voix, le chant, comme mode de transmission, propre à l’Afrique et peut être d’autres continents, à travers les contes, les comptines, et on peut aussi parler des polyphonies rythmiques. J’ai grandi en France, en région parisienne, je suis la première à être née en France, ma mère avait laissé ma grande soeur au pays donc j’ai su des années après que j’en avais une. Quand je l’ai su, je n’ai pas arrêté d’harceler ma mère pour lui demander de la voir. C’est un rituel de laisser un de ses enfants, le plus âgé, au pays ou au village, pour aller dans une grande ville. Quand elle est arrivée, pour moi, elle représentait l’Afrique. Elle n’arrêtait pas de me raconter de quelle manière elle vivait sa jeunesse, et cette manière de le faire était beaucoup imprégnée par la présence du chant. Il y a une chanson qu’elle me chantait beaucoup, moi je ne parle pas le soninké, mais elle m’a tellement marquée, et malgré les années […] elle restait dans ma tête. J’ai tenu à ce que tu puisses t’approprier cette chanson là, que ce soit une trace. Le fait de pouvoir la remettre au goût du jour, pouvait être une manière de penser nos récits et s’autoriser à se dire qu’il y a un mode de transmission – qui existait et qui existe – mais qui se perd et qu’il serait intéressant de revisiter. J’ai aussi pris à bras le corps le fait de ne pas connaître cette langue là, en me disant « il y a peut-être un endroit qui nous raconte, et qui est la voix. » Je n’ai pas dit que tu étais chanteuse, j’ai beaucoup dit que tu étais une vocaliste de la structure Rualité. Pour moi, il était question de travailler les polyphonies rythmiques, le grain de ta voix, à travers ta formation jazz, de revisiter cette source africaine et la repenser aujourd’hui avec la relation : danse, musique et voix. On a travaillé récemment le spectacle Le Syndrome de l’initié où tu reprends cette chanson à travers un logiciel avec lequel nous avons travaillé. Et ça me touche car c’est quelque chose qui existe chez toi : cette transmission du chant. Pour moi, le conte, la comptine et la polyphonie rythmique, c’est quelque chose qui va dans ce sens là, de la transmission.

Palabre – épisode #3 – Bintou Dembélé et Charlène Andjembé © Ateliers Médicis – Cie Rualité

« La musique […] est vecteur de cohésion et d’apprentissage »

CA — Quand je parle de chansons ou de comptines à ma grand-mère, je réalise qu’il s’agissait vraiment d’une façon d’apprendre aux gens. Quand je lui demande des significations, ou des traductions sur certains textes […] je me rends compte qu’il peut y avoir plusieurs degrés de lecture. À un moment, je me dis que cela ne s’adresse plus qu’aux enfants, et qui est « grand enfant », saura y lire quelque chose. Effectivement, on se dit aussi que c’est un lien avec les générations qui nous ont précédé : on continue de chanter ce qu’elles chantaient elles-mêmes, de pratiquer les jeux qu’elles-mêmes ont pratiqué. La musique nous consolide. J’ai grandi dans les années 1990, il n’y avait pas Internet, on avait des cassettes vidéos éventuellement. Mon enfance je l’ai passée au Gabon, il n’y avait pas tant de chaînes de télévision et donc l’amusement était à l’extérieur. Dans le quartier, les plus grands avaient un regard sur les plus petits. Et il fallait s’occuper des plus petits et les garder à proximité. La musique c’était vraiment ça : « venez chanter, venez danser », et on faisait des petits spectacles à la maison. C’est vecteur de cohésion et d’apprentissage. 

BD — Il y a un artiste que nous apprécions toutes les deux et tu pourras nous en parler. Il s’agit d’une personne qui a bien marqué la question de la polyphonie rythmique. Il a fait Circlesongs : on parle de Bobby McFerrin. Je pense qu’il s’agit de l’une des personnes qui m’a vraiment permis d’appréhender la voix comme instrument premier avec tout ce qu’elle pouvait déployer en possibles et en puissance. Tu m’as dit qu’il s’agissait de quelqu’un qui t’a également inspirée. 

CA — Effectivement, j’ai toujours chanté en autodidacte, sans me dire qu’il s’agissait d’une carrière qu’on pouvait éventuellement envisager. Et un jour après mon premier travail d’été, j’étais déjà en France – après mon bac – je suis allée travailler dans des champs de maïs avec des copines. C’était à côté de Marciac, il y avait le festival de jazz de Marciac où Bobby McFerrin se produisait. J’ai eu l’occasion de le voir et j’étais hypnotisée et subjuguée, car il pratiquait un chant que je n’avais pas l’habitude d’écouter et que je n’avais jamais vu. Il était tout seul sur scène, assis sur un petit banc avec des grandes « locks » grises et il envoyait des choses, des ambiances et tout de suite : j’ai su que c’était ce que je voulais faire. Quelques mois après, j’ai ramassé une guitare, j’ai commencer à « gratouiller » et je ne me suis jamais arrêtée d’être dans cette recherche musicale.

Palabre – épisode #3 – Charlène Andjembé © Ateliers Médicis – Cie Rualité

« L’idée pour moi c’était de conceptualiser la relation : danse, musique, voix »

BD — Tu as commencé avec un groupe, avec Charles Amblard ?

CA — J’ai commencé avec des rappeurs, à Toulouse. Je faisais des refrains, j’écrivais des raps. […] J’avais pas mal d’amis qui étaient musiciens. J’avais toujours chanté mais c’était quelque chose de personnel, que je pratiquais dans mon coin. Je n’éprouvais pas le besoin d’avoir un public ni d’être valorisée. C’était juste une nécessité. J’ai ensuite commencé les études de jazz et j’ai été dans des groupes de jazz. Après avec Charles Amblard […] l’idée c’était de me faire rapper. Cela a donné lieu à du slam et du rap, avec un groupe instrumental. […] Toutes ces expériences s’accumulent, s’ajoutent et nourrissent.  

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BD — Je parle de Charles Amblard, car c’est à travers lui que je t’ai connu. Je ne fais pas d’auditions, c’est vraiment par la rencontre de personnes et de prises de risques. C’était en 2010, j’ai vraiment eu à coeur de casser ce cheminement que j’avais autour de la culture hip-hop. […] L’idée pour moi c’était de travailler, de conceptualiser la relation : danse, musique, voix […] et on a inventé une mise en espace sonore. […] On a vu de quelle manière on peut faire que nos récits à travers le geste, la voix et la guitare, puissent se compter, se « la raconter » et s’imposer ; que tout cela émerge en puissance. Mais, il y a quelque chose qui m’a marquée : on était sur le plateau à la Villette, je t’ai proposé de me rejoindre pour t’entendre, tu as fait un pas et tu ne pouvais pas aller plus loin, tu rasais le tapis de danse. J’avais l’impression que tu avais la difficulté à envisager que cet espace là, pouvait être le tien et que tu te sentais légitime. 

CA — Ce n’est pas complètement faux, mais je l’ai abordé comme cela car aussi dans le jazz, en tant que chanteuse, on arrive, on fait le thème, on improvise, mais à un moment donné on s’efface, pour laisser les autres improvisateurs s’exprimer. […] Donc parfois même, le chanteur s’accroupit et devient invisible, dans une certaine mesure.  

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📺  Palabre – épisode #3
Une émission de Bintou Dembélé, à découvrir en intégralité : ICI

Qui est Bintou Dembélé ?

Bintou Dembélé est l’une des artistes majeures issues du mouvement Hip-Hop en France. Revisitant la Street Dance au prisme de la musique répétitive et des polyphonies rythmiques, ses chorégraphies explorent les mémoires rituelles et corporelles, les cultures de la marge, les zones d’ombres de l’Histoire coloniale et postcoloniale, les stratégies de réappropriation et de marronnage. Elle crée, au sein de la compagnie Rualité, six spectacles. Ses créations, qui convoquent des esthétiques variées – de la danse à la musique en passant par les arts visuels – construisent souvent des ponts entre des domaines artistiques habituellement séparés. En 2017, Clément Cogitore fait appel à Bintou Dembélé pour chorégraphier son film Les Indes Galantes pour la 3e Scène de l’Opéra national de Paris, et en 2019 l’opéra-ballet. Bintou Dembélé est artiste associé·e aux Ateliers Médicis, pour penser un nouveau type d’école, formant à la singularité, à l’hybridité et au mouvement et pour outiller celles et ceux qui se construisent sur les bords, pour qu’ils gagnent le centre et participent au renouvellement des récits et des formes artistiques.

Charlène Andjembé © DR

Qui est Charlène Andjembé ?

Née au Gabon, Charlène Andjembé est très tôt attirée par le chant et cultive cette passion en autodidacte dès son adolescence. Saisie par l’effervescence du jazz et des musiques improvisées, elle parcourt le festival de jazz de Marciac et commence son apprentissage de la guitare. En 2006, elle entame une formation en guitare jazz à l’American School of Modern Music, puis en 2011 un cursus de jazz vocal, au conservatoire de Boulogne Billancourt. Charlène Andjembé intègre la compagnie Rualité en 2015 en tant que chanteuse pour le spectacle S/T/R/A/T/E/S puis comme chanteuse et danseuse en 2018 dans LeSyndrome de l’initié. Elle y développe la technique du looper, qui lui permet de dérouler des ambiances vocales plurielles. Développant des harmonies où la voix se meut en dôme propice à l’introspection, parfois en chant scandée à la manière des polyphonies vocales pygmées, ou encore en voix guérisseuse réadaptant une comptine d’Afrique de l’ouest, la démarche vocale développée par Charlène Andjembé en collaboration avec Bintou Dembélé met l’onomatopée au centre de la démarche vocale et donne à vivre la voix comme instrument premier qui accompagne et dit les vibrations libérées par la poésie du moment. Charlène Andjembé anime également des ateliers musicaux à thématiques variées, pour un public principalement composé d’enfants et d’adolescents.  

Profondément attachée au caractère de transmission contenu dans les pratiques culturelles traditionnelles, et dans une démarche de préservation de ce patrimoine, Charlène Andjembé entreprendra à l’occasion du programme de résidences artistiques Transat, créé par les Ateliers Médicis, une première étape de composition et de réinterprétation polyphonique dont l’objet sera une série de sept contes-chantés transmis par sa grand-mère maternelle. Écrits en langue Lembaama du Gabon « ces sept morceaux sont des contes qui parlent de la création de nos sociétés en continuité des récits de mes grands-parents… » (Appoline Ndoumba, grand-mère de Charlène Andjembé)

Palabre © Ateliers Médicis

Palabre, un cercle de parole par Bintou Dembélé

Palabre, présenté par Bintou Dembélé, est un cercle de parole sur les savoir-être et les pratiques artistiques de la marge, sous la forme d’un épisode diffusé chaque mois, de mai à juillet sur ateliersmedicis.fr.

📢  Épisode #1 : Krump avec Cyborg
🕒  Depuis le 07 mai : ICI

📢  Épisode #2 : Voguing avec Vinii Revlon
🕒  Depuis le 11 juin : ICI

📢  Épisode #3 : Chant avec Charlène Andjembé
🕒  Depuis le 17 juillet : ICI