Aujourd’hui on explore le modernisme et l’imbrication de projets architecturaux dans l’histoire d’un lieu, à travers un texte de Virginie Picon-Lefebvre, au sein de l’ouvrage Le campus HEC, un modèle d’évolution (2019, Park Books). Extraits ci-dessous.
Dès 1946, l’École des hautes études commerciales (HEC) constate l’inadéquation entre l’enseignement et les équipements. En parallèle de la volonté décentralisatrice de l’État, elle décide, en 1958, de quitter Paris pour un programme ambitieux de création d’un campus d’enseignement supérieur sur le plateau de Saclay. Elle sera, en 1963, la toute première grande école à s’implanter sur ce site. L’architecte René-André Coulon (1908-1997), bénéficiant par la suite du statut d’architecte en chef des Bâtiments civils et Palais nationaux, est appelé par la Chambre de commerce de la Ville de Paris pour concevoir ce campus, fort de son expérience dans ce domaine avec la faculté des sciences de Bordeaux, puis, plus tard, le campus de Jussieu. Par la suite, d’autres établissements d’enseignement supérieur comme l’université d’Orsay ont rejoint l’École en s’établissant plus au sud du plateau. Situé sur la commune de Jouy-en-Josas, au nord du plateau, le campus HEC a longtemps fonctionné de manière autonome, mais il tend aujourd’hui à se développer en direction du pôle universitaire scientifique et technologique de Paris-Saclay. La construction d’un bâtiment pour son nouveau Master of Business Administration (MBA) symbolise une nouvelle période d’aménagement du campus. Le projet, dont la construction commence en 2008 et s’achève en 2012, a été confié à l’architecte anglais David Chipperfield et à Martin Duplantier.
« Ouvrir des vues traversantes et mettre en valeur le caractère naturel et paysager du site »
Le campus d’origine, dont le programme était inspiré par des réalisations américaines, a été réalisé entre 1962 et 1967 et inauguré en grande pompe par le général de Gaulle. Pour ce projet, l’architecte René-André Coulon avait étudié le dispositif spatial et le mode de fonctionnement des relations humaines dans les plus récentes réalisations d’universités américaines. S’apercevant de l’importance donnée à l’activité sportive, il proposa d’équiper le nouveau campus HEC de terrains de sports et de le sillonner de sentiers piétons, traversant de grands espaces plantés, engazonnés et soulignés de massifs d’arbres. Le paysage a fait l’objet d’une composition précise développée dans le plan de masse de Robert Joffet, héritier de Jean-Claude-Nicolas Forestier, urbaniste et paysagiste français au service de la Ville de Paris au début du 20e siècle. Devenu conservateur en chef honoraire des jardins de Paris à partir de 1945, Robert Joffet avait rédigé un ouvrage sur le parc de Bagatelle pour lequel Forestier a fait des travaux de restauration.
Le projet paysager du campus HEC reflète tout à fait ces deux influences. D’une part, il suit la tradition des « parcs et jardins » de Paris telle qu’elle peut s’exprimer, par exemple, au parc des Buttes-Chaumont. D’autre part, il respecte les principes de composition modernistes en séparant les circulations piétonnes des circulations automobiles et en orientant les logements vers l’est ou vers l’ouest, pour bénéficier du maximum de soleil. Ainsi, l’utilisation des formes courbes pour la voirie donne de la fluidité aux déplacements motorisés, mais elle peut renvoyer également aux parcs et jardins à l’anglaise. Les formes organiques se confrontent ici avec finesse à la géométrie puriste des édifices élégamment posés sur leurs pilotis, permettant d’ouvrir des vues traversantes et de mettre en valeur le caractère naturel et paysager du site.
« L’intérêt porté à la question des relations humaines dans les campus universitaires »
Conformément aux préceptes du Mouvement moderne, les différentes fonctions du campus, l’enseignement et la vie collective, sont clairement séparées et installées dans deux zones distinctes. Les onze pavillons résidentiels sont disposés à l’est et, au-delà, les équipements collectifs (restaurants, terrains de sports couverts, club des élèves). Le secteur des études se situe à l’opposé, dans la partie occidentale du campus. Implantées au milieu des arbres et des prairies, les barres de logements sur pilotis ont été construites parallèlement, selon une direction nord-sud, dégageant entre elles de vastes esplanades plantées de 70 à 120 mètres de largeur. En bordure du plateau, aligné sur un axe est-ouest, le bâtiment d’enseignement s’organise de manière linéaire et s’ouvre sur un large espace engazonné à l’image des campus américains des années 1960, notamment celui de l’Illinois Institute of Technology (IIT) conçu par Mies van der Rohe. L’ajout d’une double façade à la barre de logements réservée aux professeurs a lourdement transformé son écriture architecturale. Les différents services et équipements destinés aux étudiants, comme l’infirmerie, la cantine ou encore les équipements sportifs, sont disposés le long d’une voie faisant le tour de la zone des résidences. Dans cette même zone, les plus petites barres de cinquante logements étaient réservées aux troisième année, plaçant les élèves les plus avancés au plus près des bâtiments d’enseignement pour les valoriser. En effet, à l’origine, les immeubles regroupaient les élèves par année afin de favoriser leur bonne insertion dans leurs promotions respectives.
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Pour des raisons économiques, les logements étaient reliés deux par deux par une douche commune. Cette organisation pourrait être aujourd’hui considérée comme inconfortable, mais ne semblait pas tant déplaire aux étudiants, qui voyaient là une forme particulière de cohabitation. Ce principe témoigne encore de l’intérêt porté par l’architecte René-André Coulon à la question des relations humaines dans les campus universitaires. Aujourd’hui, cette règle ne peut plus être respectée du fait de l’individualisation croissante des parcours au sein d’une même promotion.
« Les architectes David Chipperfield et Martin Duplantier ont privilégié une écriture architecturale moderniste, simple et répétitive. »
Le campus présente peu de transformations jusque dans les années 1980, quand l’édification de plusieurs bâtiments de faible qualité architecturale, en bordure de la zone des résidences, a affecté les perspectives en direction du plateau de Saclay. Le bâtiment du MBA a permis au campus d’ouvrir une de ses nouvelles façades vers le paysage du plateau. Placé en lisière du site, il constitue de manière convaincante une véritable porte d’entrée pour l’École et crée une liaison entre l’ancien campus et son expansion future. Ce bâtiment de deux étages comprend un ensemble de locaux destinés à l’administration et à l’enseignement dont un grand amphithéâtre ouvert à de nombreuses manifestations destinées à l’ensemble des étudiants. L’amphithéâtre a volontairement été placé à l’extrémité nord du bâtiment par les architectes pour servir de point d’ancrage avec le campus. Accessible de part et d’autre, il est articulé par un vide servant de hall d’honneur et bordé par un escalier, à la manière d’un foyer de théâtre.
Les architectes David Chipperfield et Martin Duplantier ont privilégié une écriture architecturale moderniste, simple et répétitive. Elle repose sur la mise au point d’un dispositif en coupe très précis pour la façade en métal, dont la couleur légèrement dorée contraste avec le béton, prédominant sur le reste des bâtiments du campus, tout en étant dans une continuité de matériau pour les bâtiments académiques en aluminium. Inversant les logiques de distribution programmatique par niveau, l’administration se trouve au rez-de-chaussée et les salles de cours à l’étage. Ce bâtiment est conçu pour créer une « chorégraphie du mouvement » à travers l’animation du hall par les allées et venues des étudiants. Les concepteurs ont également souhaité que les usagers puissent profiter d’« espaces informels » cohabitant avec la grande échelle du campus. L’École propose ces espaces aux chercheurs, étudiants, professeurs pour permettre à tous de se retrouver pour discuter et travailler, dans une ambiance plus intime, sur des projets communs.
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« Le travail de Martin Duplantier s’est donc interrogé sur les changements dans les pratiques successives des usagers dans l’espace du campus universitaire et leur adaptation dans une architecture moderniste contemporaine »
Le nouveau bâtiment résidentiel conserve et amplifie l’effet des pilotis en apposant une sous-face en bois particulièrement soignée. Cet appareillage renforce l’idée d’un « salon à l’extérieur » pour qualifier l’espace qui se glisse sous l’édifice. L’usage de ces espaces semble parfois poser question, mais ils sont pourtant essentiels au sentiment d’ouverture qu’ils procurent. En effet, ils permettent de découvrir des vues à travers l’ensemble résidentiel sans être jamais complètement fermés. Plus à l’intérieur, le plan des studios est légèrement resserré par rapport au modèle d’origine et les portes-fenêtres vitrées sur toute leur hauteur agrandissent visuellement la pièce. La différence majeure de cette nouvelle barre réside dans le retournement de la façade sur les pignons, ouvrant la vue sur les côtés. L’écriture architecturale de la nouvelle façade met en avant les arêtes des cadres en béton, soulignant les étages et l’aspect répétitif des unités de logements. En cela, l’expression architecturale basculerait encore vers l’architecture d’un Mies van der Rohe dans sa période Chicago, au-delà de l’écriture plus rigoureuse de Coulon, à qui il est ici rendu hommage.
Virginie Picon-Lefebvre, « Un campus moderniste pour une grande école », dans Le campus HEC, un modèle d’évolution (2019, Park Books)
Les projets de construction du bâtiment du MBA et de rénovation-extension des logements du campus HEC, conçus par Martin Duplantier, s’affirment comme des modèles d’évolution. En effet, les manières d’étudier, de travailler et d’habiter se sont fortement transformées depuis la création du campus, avec l’arrivée des outils numériques, la dématérialisation du travail ou les nouveaux besoins en matière d’espaces collectifs. Son travail s’est donc interrogé sur les changements dans les pratiques successives des usagers dans l’espace du campus universitaire et leur adaptation dans une architecture moderniste contemporaine.
Le nouveau bâtiment du MBA, la rénovation et l’extension de la zone des résidences du campus HEC témoignent de la capacité de l’architecture moderniste, tant décriée à bien des égards, à accueillir de nouveaux usages, à se transformer et à servir de référence. Cet ensemble d’interventions montre également que cette architecture peut susciter l’intérêt d’une nouvelle génération d’architectes qui la redécouvre tout en se délestant des a priori critiques de la génération précédente et en capitalisant sur sa portée poétique : la poésie fonctionnaliste !
Qui est Virginie Picon-Lefebvre ?
Virginie Picon-Lefebvre est architecte et urbaniste, docteur en histoire de l’art et professeur à l’École d’architecture de Paris-Belleville. Elle mène des recherches sur l’architecture et l’urbanisme contemporains des années 1920 aux années 1975. Elle a publié de nombreux ouvrages sur Paris et sur La Défense, l’architecture et la construction, et l’architecture du tourisme. Elle a été consultante sur la rénovation du campus HEC, sur celle de la maison de Verre de Pierre Chareau, et sur celles de la tour Montparnasse et des tours Aillaud. Elle a collaboré à un livre sur la rénovation de Jussieu et sur celle du marché Saint-Germain. Elle travaille actuellement sur les relations entre architecture, design et modes de vie et sur l’impact du tourisme à Angkor, en particulier sur les infrastructures hôtelières.